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Page:Nonnos - Les dionysiaques ou Bacchus, poème en 48 chants, trad Marcellus, 1856.djvu/69

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Le premier livre fait voir Jupiter sous la forme d’un taureau, ravisseur d’une nymphe, et la sphère ébranlée par les mains de Typhon.

Racontez, ô déesse, le souffle générateur de la foudre du fils da Saturne, étincelle nuptiale avant courrière d’un brillant éclat, et l’éclair qui présida à l’union de Sémélé. Dites la double naissance de Bacchus, que Jupiter arracha tout humide encore aux flammes, produit imparfait d’une maternité inachevée. Père et mère à la fois, le dieu ménagea pour lui, de sa propre main, des entrailles masculines[1] dans l’incision da sa cuisse ; car il n’oubliait pas que, dans un autre douloureux enfantement, il avait déjà fait jaillir lui-même d’une tumeur de son front Minerve resplendissante et tout armée.

Ô Muses, portez-moi les férules[2], agitez les cymbales ; donnez-moi le thyrse si célèbre da Bacchus ; montrez-moi prenant part à vos danses le multiple Protée[3] pris de l’île voisine du phare ; qu’il se montra sous ses transformations, variées autant que mes chants. Ainsi lorsque, dragon rampant, il se roula en cercle, je chanterai les divines batailles où, sous un thyrse de lierre, les géants. et les dragons leur chevelure, furent terrassés. Lion rugissant, s’il secoue sa crinière, je ferai voir mon jeune dieu, sur le bras de la redoutable Rhéa, usurpant la mamelle de la déesse qui nourrit les lions. Si, dans ses nombreuses métamorphoses, il bondit comme un impétueux léopard, je célébrerai les triomphes du fils de Jupiter sur les Indiens, quand il sut atteler à son char les léopards et les éléphants. S’il revêt la forme d’un sanglier, je dirai les amours du fils de Thyone[4] et son union avec Aura, l’ennemie des sangliers, Aura, fille de Cybèle, mère du troisième Bacchus, qui devait naître plus tard. S’il se change en eau, je chanterai Dionysos pénétrant dans les abîmes de la mer devant l’attaque de Lycurgue. Enfin, s’il s’élance en arbre, et que son feuillage emprunté murmure, je parlerai d’Icarios, créateur de ce pressoir divin où les pieds rivalisent à écraser la grappe.

Portez-moi des férules, ô Mimallones[5], et eu lieu de mon vêtement accoutumé, couvrez ma poitrine de la nébride tachetée, toute parfumée du nectar de Maronie[6]. Gardez pour Ménélas, guidé par Homère et par l’habitante des abîmes, Idothée, le cuir infect des phoques Donnez, donnez-moi les cymbales et les boucliers ; à d’autres la double flûte aux douces mélodies. Je ne veux pas offenser mon Apollon ; je sais que le bruit animé des chalumeaux l’importune depuis le défi de Marsyas[7] ; alors que, dépouillant tous les

  1. Les entrailles masculines. — C’est le même mot chez Euripide : ἄρσενα τάνδε βᾶθι νηδύν. (Bacc., v. 530.) « Que le corps de ton père soit pour toi le sein maternel. » C’est ainsi qu’un traducteur récent a étouffé sous une périphrase l’excessive crudité du poète.
  2. Les férules. — Les plantes de férules étaient consacrées à Bacchus, soit parce que leur tige creuse servait à porter le feu des sacrifices, ainsi que, suivant Hésiode (Théogonie, v. 558), Prométhée en usa pour dérober le feu du ciel ; soit, comme le dit Pline (liv. XXIV, c. 1), parce que cette herbe, nuisible aux animaux, est aimée de l’âne, monture de Silène, et chéri de Bacchus. Plutarque en donne deux autres raisons. La première toute matérielle : c’est, dit-il, que ces bâtons de férules, état à la fois solides et très légers, soutiennent les vieillards et les convives chancelants, sans fatiguer leur main ; et que si, dans l’ivresse du repas, ils viennent à s’en frapper, ils ne se font aucun mal. Le second ne motif est tout philosophique ; en donnant pour attribut au dieu du vin l’oubli et la férule, l’antiquité a voulu que l’on pardonnât en les oubliant les excès de la coupe, ou du moins qu’ils fussent suivis de châtiments insignifiants et presque puérils. A propos de ce proverbe que cite Platon dans le plus sublime de ses dialogues (Phédon, § 60) : « Il y a plus de porteurs de férules que de Bacchus, » Érasme se livre à une boutade tous à fait amusante, « Ceci veut dire que bien des hommes ont plus de réputation que de vertu. Ne sont pas en effet théologiens tous ceux qui portent le bonnet de docteur. Ne sont pas poètes tous ceux qui en prennent le titre. Ne sont pas moines tous ceux qui en ont le capuchon. Ne sont pas chrétiens tous ceux qui assistent aux offices. Ne sont pas nobles tous ceux qui ont la Toison d’or. Ne sont pas vierges toutes celles qui n’ont pas encore la coiffe. Ne sont ni rois tous ceux qui ceignent la couronne, ni évêques tous ceux qui ont crosse et mitre, ni papes tous ceux dont la tiare signale la sainteté. Ne sont pas généraux enfin tous ceux qui montrent un aigle sur leurs étendards. Ce n’est, comme dit Plutarque, ni le manteau ni la barbe qui font le philosophe. » (Érasme. Adag., p. 224.)
  3. Protée. — Nonnos, en rappelant ici l’épisode de Ménélas dans le quatrième livre de l’Odyssée, ne perd pas son goût pour les paraphrases : et, comme il a allongé en cent quarante-deux hexamètres le second et le plus court chapitre de l’Évangile selon saint Jean, il délaye ici en vingt alexandrins ces trois vers d’Homère, où il suit dans leur ordre et pas à pas les six métamorphoses de Protée : «  Il se transforme d’abord en lion à la crinière épaisse, puis il devient dragon, léopard, sanglier énorme. Enfin il se change en eau limpide et en arbre aux rameaux élevés. » (Odyssée, IV, 456.)
  4. Le fils de Thyone. — C’est le cinquième Bacchus de Cicéron (de Nat. deor. liv. III, c. 23) : Quintum, Nyso natum et Thyone. — Mais, chez Nonnos, comme chez Suidas, Thyone n’est qu’un des surnoms de Sémélé Ce troisième Bacchus, né plus tard, ne serait-il pas plutôt, chez Cicéron, l’aîné des autres, le même Bacchus qu’il fait naître de Jupiter et de Proserpine ? Et Proserpine n’est-elle pas cette Cybélide, fille ou petite-fille de Cybèle, mère du troisième Bacchus ? Au lieu de laisser dans l’esprit du lecteur des doutes sur ce problème mythologique, au lieu de le fatiguer d’un résumé mime succinct d’innombrables dissertations, je crois pouvoir assurer d’avance qu’il en trouvera la solution dans les derniers vers des Dionysiaques, si sa patience lui permet de pousser jusque-là.
  5. Les Mimallones. — Cette dénomination des Bacchantes vient de leur habileté et de leur penchant à imiter Bacchus, à μιμάομαι, comme le veut Suidas, ou de ce qu’elles habitaient les forêts profondes du mont Mimas en Asie Mineure, si l’on en croit Strabon. — Je ne suis pas assez savant pour aller chercher, à la suite de Heinsius, une autre étymologie chez les Chaldéens. Memallelon, dit-il signifie femmes bruyantes et bavardes. Dans tes trois significations d’un mot assez bizarre, chacun peut choisir celle qui sera le plus à sa convenance.
  6. Le nectar de Maronie, —ville de Thrace près de l’embouchure de l’Hèbre, est le vin avec lequel Ulysse enivre Polyphème dans l’Odyssée, et que le cyclope met au-dessus de tous les produits vineux de la Sicile. Se douterait-on aujourd’hui, en traversant les solitudes baignées par la Maritza, que le vin de ses coteaux abandonnés l’emportait sur le nectar de Marsala et de Syracuse ? «  La terre fertile des Cyclopes leur donne de belles grappes, que gonfle la pluie de Jupiter, et de bon vin ; mais celui-ci distille le nectar et l’ambroisie. » (Homère, Od., IX, 359.)
  7. Marsyas. — Ce sont ces deux vers, 42 et 43, relatifs à Marsyas, que l’historien Agathias a cités de mémoire à la suite de ce qu’il dit de Nonnos, et dont j’ai fait mention dans ma préface, οὐ γὰρ δὴ τῶν προηγουμένων ἐπὼν ἐπέμνημαι. — Il a fallu depuis y remplacer le verbe παρώρησε, mal construit d’ailleurs (car c’est toujours chez Nonnos ἐπηώτησε, liv. IV, v. 356 ; et liv. V, v. 132) par le verbe παρηώρησε plus favorable à la fois au sens et à la prosodie. Quant à Marsyas, cet inventeur infortuné de la flûte, qui, après avoir été écorché vif par Apollon, devait laisser son nom à plus d’un fleuve, il a inspiré à Alcée ces beaux vers : « Tu ne chanteras plus comme jadis dans la Phrygie, mère des pins : tu ne feras plus résonner le bruit de tes roseaux ; satyre né d’une nymphe, l’instrument de la Tritonide Minerve ne brillera plus en tes mains comme autrefois. Des chaînes chargent tes bras, parce que, mortel, tu osas défier le dieu Phébus ; et les lotus qui te pleurent, tels qu’une lyre harmonieuse, au lieu de la douce couronne, prix de la victoire, ne t’ont donné que la mort. » (Choix de l’Anth. Jacobs, § 1. Epig. 76.)