Page:Nonnos - Les dionysiaques ou Bacchus, poème en 48 chants, trad Marcellus, 1856.djvu/78

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construirai une seconde crèche destinée à rayonner prés de la crèche des Ânes célestes[1]. Toi-même, tu resplendiras près du Pasteur, là où se montre le Bouvier. On te verra aussi, ta houlette constellée à la main, presser la marche du char de l’Ourse de Lycaon. Pour prix de ta mélodie, je réunirai près du cercle des astres ta douce flûte à la Lyre Éthérée, et je t’établirai le musicien de l’Olympe. Alors, s’il te convient d’épouser la chaste Minerve, je te la donnerai. Si ses yeux bleus te déplaisent, je t’offre Latone, Charis, Vénus, Hébé ou Diane. Je ne réserve pour moi que la belle Junon. Si tu as quelque frère habile à conduire et à dompter les chevaux, il guidera le char à quatre jougs du Soleil. Voudrais-tu, chevrier que tu es, brandir l’Égide à la peau de chèvre ? Je te l’accorde : je puis me passer dans l’Olympe, et ne pas m’inquiéter de Jupiter désarmé. Que pourrait, en effet, contre moi Minerve avec ses armes, une faible femme ? Commence donc, ô berger, par mon triomphe sur Jupiter à qui j’ai ravi son sceptre et sa ceinture étoilée ; célèbre en ma personne le légitime et nouveau souverain de l’Olympe. Heureux berger, ta vas résider avec Typhéel Tu chantes aujourd’hui sur la terre, tu chanteras demain dans les cieux. »

Il dit, et Adrastée[2] prit acte de ces insolences. Mais, en voyant le géant, fils de la Terre, s’enivrer des doux sons de sa flûte délicieuse, et, emporté par le fuseau des Parques, s’engager volontairement dans ses filets, Cadmus lui adressa sérieusement ces paroles pleines d’astuce :

« Ce que vient de te faire entendre ma flûte est peu de chose : Que diras-tu donc quand je chanterai sur la lyre à sept tons l’hymne de ton triomphe ? Car c’est avec elle que j’ai surpassé Phoebus et ses instruments divins. Jupiter, pour favoriser son fils vaincu, pulvérisa de sa foudre mes cordes harmonieuses ; mais si j’en trouve jamais d’aussi bonnes, à l’aide de mon archet, je charmerai tous les arbres, les animaux féroces, les montagnes ; j’attirerai l’Océan, cette ceinture contemporaine de la terre, qui se meut d’elle-même ; et il se hâtera pour venir à moi de diriger son reflux tournoyant jusqu’à la ligne qui fait sa limite. J’arrêterai à la fois la phalange des étoiles fixes, les astres errants qui sont à leur rencontre, le cours du Soleil et le disque de la Lune. Si donc tu frappes d’un trait brûlant Jupiter et les autres dieux, n’épargne que Phoebus ; je compte le défier encore et voir lequel de nous deux saura plaire davantage au grand Typhée, pendant ses festins. Fais frâce également aux Muses amies de la danse, afin que si Phoebus ou ton berger mènent les rondes de l’orgie, elles puissent aussi mêler leurs voix de femme à nos mâles chansons. »

Il dit ; Typhée remue sa sourcils joyeux en signe d’assentiment ; il secoue sa chevelure ; et les serpents bouclés de sa tête lancent en pluie leur venin sur les collines[3]. Il revient aussitôt dans son antre, y prend les nerfs de Jupiter : et, ces nerfs tombés sur la

  1. Les ânes célestes. — Nonnos, dans on poème consacré à Bacchus, ne pouvait oublier la crèche des ânes célestes, ces deux constellations qui se voient au milieu de l’Écrevisse. « Bacchus, » dit Hygin, « rendu insensé et furieux par Junon, s’enfuit dans la Thesprotie pour demander un remède à l’oracle de Jupiter de Dodone ; arrivé à un grand marais qu’il ne pouvait traverser, il rencontra deux ânes, s’empara de l’un d’eux, et passa ainsi sans toucher l’eau. Puis, parvenu au temple et guéri, il récompensa les ânes en les plaçant dans la sphère. » (Poet. astr., ch. 83.) Ἐκ δ’ ἄρκτοι τ’ ἐφάνησαν, ὄνων τ’ ἀνὰ μέσσον ἀμαυρὴ φάντη, σημαίνουσα τὰ πρὸς πλόον εὔδια πάντα. (Théocrite, Idyll. XXII, v. 21.) « Les ourses reparaissent, et la crèche sombre au milieu des ânes présage que tout est favorable à la navigation. » Suivant une autre légende, Bacchus serait le seul des dieux qui aurait su réconcilier Junon avec son fils Vulcain ; et il aurait ramené malgré lui dans les cieux le boiteux forgeron monté sur un âne. «  Il est clair, » dit le rhéteur Aristide, « qu’il y a là une énigme, mais son sens ne peut échapper ; on comprend cette grande et invincible puissance du dieu qui fait voler les ânes, et non pas seulement les chevaux. » En vérité, l’utile et patient quadrupède protégé par Bacchus a été tant ridiculisé de nos jours qui Aristide semble ici ne parler sérieusement ni de l’un ni de l’autre.
  2. Adrastée. — Ce surnom de Némésis lui venait du temple que le roi Adraste avait élevé eu son honneur sur les bords de la Propontide, dans la plaine, ou sur la montagne, ou près de la ville qui, toutes les trois, portaient aussi la dénomination d’Adrastée, citée par Homère. — Quand je remontais l’Hellespont sur ma barque grecque, un matelot d’Abydos me montra dans le lointain, entre Lampsaque et les écueils de Cysique, un promontoire qu’il nommait à tort le golfe noir. « Ceux a qui placent le golfe noir entre Cysique et les Proconnèses, » dit Eustathe, «  le font sans aucune autorité. » (Com. Denys Periég., p. 596.) Le rameur d’Abydos me parlait sans doute du promontoire Karaboha, où fut autrefois la ville de Priape, à quelques milles de Parium, ou peut-être avait-il adopté la langue si confuse en géographie des conquérants, et alors il disait comme eux Kara-Bournou, appellation turque qui a remplacé en Orient tant de titres poétiques et sonores ; et cette pointe noire avait dû, en effet, porter jadis la ville ou le temple d’Adrastée. « Comme les Argonautes, je regardais, d’un côté, la bouche nuageuse du Bosphore et les collines de la Mysie ; de l’autre, le cours de l’Aesèpe, et, dans les champs népéiens, la citadelle d’Adrastée. » (Apollonius, Arg., liv. 1, v.1116.)
  3. Imitation de l’Iliade. — Autre imitatifs ou parodie de trois vers fameux de l’Iliade. (1, 627 et suivants.) «  Ainsi disant, le fils de Saturne fait un signe de ses noirs sourcils ; sa divine chevelure s’agite sur sa tête immortelle ; et l’immense Olympe en est ébranlé. »