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Page:O Sullivan - Chefs-d oeuvre de Shakspeare - Cesar - Tempete.pdf/166

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Cléopatre, et sa détermination de combattre sur mer plutôt que sur terre, trouvent une punition méritée ; et l’extravagance de ses résolutions, croissant avec la force des circonstances, est bien décrite par Enobarbus. Le repentir de celui-ci, après avoir trahi son maître, est la partie la plus touchante du drame. Il ne peut se relever du coup que la générosité d’Antoine lui porte, et il meurt de chagrin, en abandonnant son maître fugitif. Le génie de Shakspeare a répandu sur toute la pièce une richesse pareille aux débordements du Nil.

La mort de Lucrèce, de Porcia, d’Aria, et autres qui meurent à la manière des grands Romains, est sublime, suivant les idées que les païens avaient de la vertu ; cependant aucune n’affecte aussi puissamment l’imagination que la catastrophe de Cléopâtre. L’idée de cette femme fragile, timide, fantasque, mourant avec héroïsme, par la seule force de la passion et de la volonté, nous saisit de surprise. L’élégance attique de son esprit, son imagination poétique, l’orgueil de sa beauté et de son rang suprême, dominent jusqu’à la fin ; les apprêts somptueux et pittoresques dont elle s’entoure pour mourir portent au plus haut degré cet effet de contraste qui prévaut dans toute sa vie et dans son caractère. Ni l’art, ni l’invention ne pourraient ajouter aux circonstances réelles de la dernière scène de Cléopâtre. Shakspeare, en s’attachant étroitement aux autorités classiques, a fait preuve d’un grand jugement et d’une sensibilité profonde ; le plus magnifique éloge qu’on puisse lui donner, c’est de dire que le langage et les sentiments remplissent dignement le cadre de son tableau ; et, quand Cléopâtre, en s’appliquant l’aspic, fait taire les lamentations de ses femmes, le peu de mots qu’elle prononce, le contraste entre la beauté gracieuse de l’image et l’horreur de la situation, produisent un effet plus intense que toutes les vaines déclamations. Le généreux dévouement de ses femmes ajoute un charme moral, qui seul manquait. Octave, arrivé trop tard pour sauver sa victime, s’écrie, en la regardant : « Elle semble dormir, comme si elle voulait prendre un autre Antoine dans les filets de ses grâces. »

L’image de sa beauté et de ses artifices irrésistibles triomphe même dans la mort ; un coup de maître achève la peinture la plus merveilleuse et la plus éblouissante.

D. O’SULLIVAN.