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Page:Octave Béliard Les Petits Hommes de la pinède, 1927.djvu/101

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l’association médicale

Ils ne l’ont pas abandonné. Je le leur ai acheté très cher. Voilà l’aubaine !

— Aubaine pour eux. Que voulez-vous faire d’un cheval ?

Dofre hésita et, plongeant son regard dans mes yeux :

— Vous n’avez jamais pensé, dit-il gravement, que la fuite pourrait être un jour notre seule ressource ?

— Fuir ! c’est vous qui parlez de fuir ? de vous dérober aux conséquences de votre action ? Fuir en laissant derrière vous cet explosif que vous avez chargé et allumé ?

— Je n’y songe pas présentement. Et peut-être les événements… Mais il vaut mieux prévoir les extrémités… Naturellement j’ai acheté aussi la voiture. Oh ! ce n’est pas un carrosse. On prend ce que le hasard vous offre.

Il me conduisit à la fenêtre sur le jardin. Une voiture était, en effet, remisée là, qui obturait de sa masse la petite porte par où l’on pénétrait dans la Pinède. C’était une forte caisse, hermétique, avec des barreaux.

— On dirait une cage, insinuai-je.

— Vous l’avez dit. Une cage de ménagerie, vide à présent. Ces forains sont des montreurs de bêtes.

Le soir était tout à fait tombé. Un soir brûlant. La terre rendait en une haleine chaude tout le feu qu’elle avait reçu du soleil. Les chariots du tonnerre roulaient sous l’horizon. J’allumai une lampe et nous dînâmes des restes du déjeuner avec quelques fruits. Je remarquai que Dofre mangeait nerveusement et que le moindre bruit lui taisait tendre l’oreille. Par la fenêtre ouverte entrait le grand frisson vespéral des pins.

Tout à coup, une commotion me dressa sur mes pieds. Par dessus le murmure végétal, plus forte que le sombre grondement de l’orage, quelle clameur avais-je donc entendue ? C’était quelque chose d’inconnu, de sauvage, d’inhumain ; un rauquement géant. Et puis un trou de silence, comme si la nature elle-même, inquiète, eût écouté. Dofre eut un petit tic agaçant qui lui tourmenta les paupières.

— Qu’est-cela ? soufflai-je avec terreur.

— Rien, dit-il.

Mais aussitôt la même épouvantable Voix monta de l’enclos. Et comme un écho, d’autres Voix pareilles lui répondirent. La Pinède était habitée de rugissements ; il y avait sur elle comme une Faim énorme de fauves.

— Vous comprenez, maintenant ? grinça le Docteur.

Je le regardai stupidement. Il était méconnaissable, tremblant de la tête aux pieds, à la fois de peur et d’exaltation. Une sorte de tétanie agitait ses traits et un peu d’écume moussait dans sa barbe.

— Ah ! Ah ! continua-t-il, les dents claquantes et bégayant. J’ai acheté, n’est-ce-pas, les bêtes avec la cage… Ces pauvres forains ne pouvaient plus les nourrir. Trois beaux lions affamés depuis quatre jours… Oui… La cage devant la porte… la petite porte ouverte… et la cage aussi…

— Fou ! misérable fou ! Non, c’est trop horrible !

Je l’avais instinctivement saisi à la gorge. Il se laissa choir à terre, sans haleine, si piteux que je le lâchai. Un vieillard, cassé, une loque tout à coup.