Aller au contenu

Page:Octave Béliard Les Petits Hommes de la pinède, 1927.djvu/108

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
222
l’association médicale

gédie. Ainsi un homme ivre, lorsque les fumées du vin se dissipent, répêche-t-il ses souvenirs avec l’inquiétude d’avoir commis ou d’avoir vu s’accomplir, durant qu’il n’était pas maître de lui, quelque chose d’énorme, d’irréparable.

Et à mesure que je sortais de ma torpeur, ma machine à penser s’attachait à l’analyse de cette sphère sonore dont j’étais entouré : c’était le piétinement d’une multitude, un lacis de paroles indistinctes, la riche musique d’un orchestre innombrable qui tantôt grondait et tantôt murmurait. Et cela dura des heures peut-être, une éternité scandée par le flux et le reflux de mon sang. Je sentais confusément que j’étais menacé d’un immense malheur. Et tout à coup une voix si proche que je la crus à l’intérieur de ma tête cria : L’agonie d’un dieu… Les dieux meurent comme les hommes… Nous avons vécu un grand mensonge.

Le reste se perdit dans une formidable huée qui se prolongea, courut vers des lointains comme si le vent l’emportait et revint gonflée de nouvelles forces avec un mot nouveau, hurlé, comme craché, répété mille fois : Le Mur ! Le Mur !

Ainsi arrive-t-il parfois que la fin d’un cauchemar est signalée par un mot d’épouvante crié si fort qu’il vous réveille et que sa résonnance persiste dans la conque de l’oreille plusieurs minutes après qu’on a repris ses sens. J’étais soudain lucide, ou du moins je croyais l’être ; lucide avec un crâne douloureux et tout le corps paralysé. J’essayai vainement de me mouvoir, d’ouvrir les yeux. Lentement les bruits décrurent et s’évanouirent. Et je n’entendis plus que le gémissement d’un vent fou d’équinoxe qui tourbillonnait sur la grande Pinède.

Le Mur ! Le Mur !… L’effrayant monosyllabe avait ouvert brusquement comme une clef mon intelligence emprisonnée. Je comprenais, je voyais les choses par le dedans. J’étais raisonnant à la fois et plein de fièvre. La folie, est-ce cela ?

La vision de Dofre tombant le visage en sang, me revint alors. Les dieux meurent… N’étais-je pas mort moi-même, puisque je n’étais qu’une pensée affolée sur un corps immobile ? La mort, on ne sait pas ce que c’est, et peut-être ont-ils raison, ceux qui disent que les morts voient, sans yeux, le sillage de leurs actes, ombres impuissantes flottant à l’entour des tombes. J’étais mort, puisque je ne pouvais me débattre ni crier, puisque j’habitais l’énorme solitude où l’on n’agit plus, où l’on ne communique plus avec personne de vivant. Et je devais me plier à la dure loi d’assister, inerte, à l’horreur que Dofre avait prévue. La Pinède, libérée du mensonge divin, fermentait. Les Petits Hommes regardaient sans peur le Mur ridicule. Demain, peut-être tout de suite, ce fléau sur la vieille humanité : une vermine sans foi ni loi, barbare et cuirassée de ruses et dont le génie gagnait chaque jour des années, roulant sur la lande, se grossissant à chaque pas d’une myriade d’enfants à qui il ne fallait que quelques mois pour devenir des hommes… L’extension du milieu nutritif et des moyens d’existence décuplant bientôt puis centuplant cette prolifération déjà gigantesque… Le monde, le pauvre monde, qui ne contient pas en tout deux milliards d’habitants, serait trop tard averti et rongé de proche en proche par ces bactéries humaines, lèpre ou tuberculose de la terre, mais lèpre consciente, tuberculose savante, inventant à toute heure des moyens d’attaque nouveaux dont on mettrait des années à trouver la parade. Horde puérile, au début, ces Petits Hommes avec des armes dérisoires. Mais au premier village conquis, au premier contact victorieux avec la grande humanité mal défendue, ils rejoindraient déjà son savoir et apprendraient d’un coup tout ce qu’elle a laborieusement appris ; à la seconde étape, ils auraient de l’avance sur elle… Ils passeraient sur l’étendue comme un grand désastre, couvrant un canton, puis un département, puis une province, puis une contrée toute entière, nivelant les villes, effaçant le Passé, le beau, l’étrange, le douloureux Passé que nous avons fait autant de nos erreurs que de nos vérités et qui donne à l’humanité son relief émouvant, au cœur son inimitable patine, à l’esprit son bouquet composite. La victoire du Nibelung… Les Nains tuent les Dieux… Les saintes superstitions meurent… L’univers n’a plus de légende. À l’homme séculairement élaboré, vénérable, dont l’âme est comme stratifiée, se substitue brusquement un autre homme qui a brûlé les étapes, un homme pour ainsi dire extemporané, élémentaire et brutalement positif, dont l’acide jeunesse a des décisions électriques, d’offensantes certitudes ; un impitoyable enfant au front têtu et sans mélancolie, sans cette mélancolie qui nous divinise !

Ne pouvoir empêcher cela ! Ne pouvoir écraser à temps cette engeance, la livrer à la dent des lions, l’accabler sous la colère des éléments ! N’avoir pas à soi l’orage, le volcan, la mer ! Et j’avais eu pitié de ceux qui nous tuaient ! J’avais dressé contre le vouloir souverain de Dofre ma pauvre petite morale mesquine, mon ridicule respect de la vie, ma sensiblerie… Dofre, ce sanguinaire, avait raison. Massacré, il me léguait son âme claire et dure. Oui, le péché de détruire est le seul remède du péché de créer.

Trop tard… Les Petits Hommes allaient franchir le Mur… Et j’étais mort, avec la fureur impuissante des morts.

Étais-je mort ?

Dormais-je ? Passais-je d’un songe dans un autre songe plus lucide ?