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Page:Octave Béliard Les Petits Hommes de la pinède, 1927.djvu/48

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l’association médicale

secret soit de ceux que l’on peut emporter avec son bagage ? Capdefou est un cloître ; on n’y pénètre qu’à condition de mourir au monde.

— La prétention est singulière, répliquai-je sèchement. Je suis venu, libre, à votre appel. Je ne vous ai rien dérobé que vous n’ayez voulu expressément me donner et ne me suis lié avec vous par aucun engagement. Si ce que j’ai appris doit demeurer un secret, je le garderai loyalement et ma parole n’est point vaine. Mais le droit que j’ai de disposer de moi-même est absolu. Et je pars.

Le savant, campé droit en face de moi, gardait ses yeux fixés sur les miens. Je vis en un moment toute une série d’expressions différentes et contradictoires passer sur sa physionomie. L’irritation alternait avec je ne sais quelle douceur paternelle et, tantôt l’énergique constriction des mâchoires accusait un mouvement impérieux de volonté, tantôt le vieillissement subit des traits et l’ombre accentuée des rides reflétaient l’hésitation et la crainte. Tout à coup il tourna le dos et se mit à marcher de long en large et silencieusement sans plus s’occuper de moi, apparemment, que si j’étais sorti du laboratoire. Puis, revenu à ma hauteur, il me regarda de nouveau, cette fois avec étonnement et doute.

— Et croyez-vous, dit-il, que vous puissiez reprendre la vie à l’endroit où vous l’avez laissée ? Votre séjour ici n’a donc rien bouleversé en vous, ni rien édifié ? Pensez vous faire désormais que rien ne soit de ce qui a été ? Redeviendrez-vous, sachant ce que vous savez, un homme comme les autres hommes ? L’ancien équilibre de votre esprit n’est-il pas irrémédiablement changé et un nouvel équilibre ne s’est-il pas établi ? J’ai dit que Capdefou était un cloître. Il ne l’est pas que par ma volonté, il l’est nécessairement. Quand vous n’aurez plus la vision matérielle de ces lieux, quand vous ne les hanterez plus, ce sont eux qui vous hanteront. Vous en serez possédé. Vous m’assurez que vous n’en parlerez point… alors, de quoi parlerez-vous ? que vous les chasserez de votre pensée… à quoi pourrez-vous donc l’occuper ? Quelle branche de la connaissance attirera désormais votre attention, votre esprit frappé sans retour par la vision directe de la loi d’harmonie ? Et même, pourrez-vous vous faire entendre des hommes, alors que déjà les poètes, si imparfaitement renseignés par leurs ravissements sur la merveille de l’univers, sont, parmi l’humanité, des séquestrés, des solitaires ?

« Les hommes ? Vous avez vu les ressorts qui les font agir et la nécessité qui les mène. Vous n’êtes plus l’un d’eux, que vous y consentiez ou non. Retournez près de ceux de votre race, que vous ne comprenez plus, qui ne vous entendront plus ; mais prenez garde que ce qui vous paraît désormais petit est justement ce qui leur paraît grand et que la réciproque est également vraie ; qu’il n’y a plus de mesure qui vous soit commune avec eux et que, devant eux, vous serez un faible et un enfant, de par votre gaucherie et vos mouvements disproportionnés d’oiseau qui ne sait plus marcher parce qu’il a su comment on vole. Vous aurez vu les hommes au-dessous de vous. Vous les verrez au-dessus de vous, par un juste choc en retour de la loi des proportions violées.

— Hélas ! je vous entends bien, répondis-je, et vous m’avez fait une faveur redoutable. Que ne me l’avez-vous faite plus complète ? Divinité de oet enclos, jamais je ne songerais à m’en écarter, car il serait absurde de vouloir la partie de ce qu’on possède en totalité et d’aspirer à vivre une vie humaine quand on vit, par la contemplation, toute la vie de l’humanité. On quitte aisément l’étude d’une science pour se porter vers une autre, mais quel renoncement ne faut-il pas pour se refuser à la vision, si transposée, qu’elle soit, du Tout universel ! Pourtant, qui suis-je ici, sinon un hôte