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Page:Octave Béliard Les Petits Hommes de la pinède, 1927.djvu/59

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l’association médicale

primais et je la dilatais tour à tour et, mécaniquement, elle s’emplissait et se vidait en un râle léger. Au bout d’un quart d’heure, en sueur, je fis une pause ; les lividités avaient fait place à une rougeur légère des joues et des lèvres et, à ma grande joie, le petit être fut spontanément secoué d’un hoquet. Encouragé, je redoublai mes efforts ; un sang vif colora la peau. La respiration visiblement se rétablissait. Tout à coup le pendu poussa un cri et ouvrit les yeux, très faiblement. Il me parut sauvé. Je l’abandonnai sur la mousse et je m’enfuis. Un murmure me prouva que mon acte de miséricorde avait eu d’invisibles spectateurs, maintenant empressés et joyeux autour du ressuscité.

Un acte, quel qu’il soit, est un événement toujours redoutable et divin. S’ils y réfléchissaient, combien de ces hommes, qui s’agitent insoucieusement à la surface du globe parce qu’ils croient leur activité indifférente et leur geste sans portée, s’affoleraient, d’avoir vécu et se condamneraient, de terreur, à l’immobilité ! Un acte est le point de départ d’une immense série de faits enchaînés qui échappent de plus en plus à la volonté de l’agent et à son contrôle, qui le dépassent, qui l’écrasent de leur importance et de leur majesté. Quand tu agis, mon frère, médiocre et fragile créature, ton mouvement inconsidéré trouble irrémédiablement la face du monde jusqu’à ses limites inconnues. Tu as jeté, passant, un caillou dans le lac et tu es parti, sans pensée ; et cependant, alors même que tu ne seras plus qu’une poussière ignorée, les rides continueront à courir sur l’eau, en élargissant leurs cercles puisque le lac du Temps est sans berges. Tu meurs, toi, et ton acte ne meurt jamais.

Il s’élargit, il prend des significations que tu n’as ni voulues ni prévues ; il entre tôt ou tard dans l’Histoire où tu ne le reconnaîtrais plus, il précipite des catastrophes dont tu refuserais de bonne foi de le croire la cause ou l’une des causes premières. Chut ! personne ne sait le nom du sauvage qui tira, le premier, une étincelle de deux silex heurtés ; pourtant cette étincelle a allumé des incendies où des mondes ont péri. Quand les lèvres effleurent celles de ta maîtresse, sais-tu ce que tu fais ?… Peut-être une révolution dans deux mille ans naîtra-t-elle de ce baiser !

Il est même imprudent de supposer que le rendement mondial d’un acte soit proportionné à la valeur de l’agent et qu’une impériale volition doive modifier plus profondément l’avenir que le mouvement secret d’un moine dans sa cellule. Les forces initiales ne sont sans doute pas égales, mais à quelque distance il n’y paraît plus ; l’être dynamique engendré par le geste semble avoir oublié son père et vivre d’une vie indépendante. Son importance ne tient plus à sa naissauce, elle est le secret du Temps.

Toutefois l’homme qui occupe une situation dominante bénéficie d’un terrible privilège : celui de suivre plus longuement le sillage de ses actes, parce que les premiers effets en sont plus prompts à naître et qu’ils apparaissent comme la foudre au lieu de se dessiner lentement.

Le moindre mot qu’il dit est d’immédiate conséquence : la foule qui l’épie traduit aussitôt en sentence de vie ou de mort un signe de sa main ou le froncement de ses sourcils. Ce qu’il a laissé échapper sans intention est réputé intentionnel ; ce qu’il fait d’inconsidéré est considérable. D’un tutoiement distrait il confère la grandesse ; d’un mouvement d’humeur il tue. Adieu ! naturel, spontanéité ! Silence aux réflexes ! Torture effroyable ! il ne peut remuer sans créer ou détruire et le sentiment de l’énormité de l’action lui est donné immédiatement, violemment, comme à un enfant qui, jouant à tirer sur un fil, ferait éclater une mine !

Pour supporter une aussi exorbitante grandeur, il est de toute nécessité d’être un homme médiocre. Quelques souverains, les seuls sans doule qui fussent complètement conscients, sont devenus fous.

Et moi, j’étais plus qu’un souverain ; j’étais Dieu !

J’étais Dieu sans préparation, sans droit, sans divinité. Un dieu improvisé, agitant une création qui n’est