Page:Octave Béliard Les Petits Hommes de la pinède, 1927.djvu/93

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l’association médicale

d’encre tournait le flot de lait. L’encrier, sous l’ombre des arbres, versait un inépuisable torrent qui rétrécissait la traînée blanche du côté de Leucée et la coupait de la Ville. Alors, au crépuscule, la blancheur, lentement, se rétracta vers le centre du champ de bataille, sertie d’un anneau sombre qui s’épaississait, pareille à une perle dans une monture d’émail brun. Et elle fondait, fondait, fondait…

Tout frissonnant, je descendis de la tour. Dofre était au bas des marches.

— Vous me laisseriez mourir sans secours, dit-il en colère. Je vous ai attendu tout le jour. Seriez-vous fou ?

— Le peuple est victorieux ! lui criai-je sans répondre. La guerre est finie, l’armée blanche massacrée !

La colère de Dofre tomba tout à coup. Il me regardait avec effarement.

— Décidément, c’est de la folie, balbutia-t-il.

Je le conduisis dans son cabinet. Il chancelait et se laissa tomber sur son fauteuil. En quelques phrases je le mis au fait et lui décrivis la bataille. Il ne m’interrompit point.

— Direz-vous que je suis fou ? Vous ne doutez plus, je suppose…

Le vieillard inclina la tête et se mura dans le silence. Nous restâmes plus d’une heure sans parler.

— Vous vouliez du sang, hasardai-je enfin avec ironie. Vous devez être satisfait. Qui vous chagrine ainsi ?…

Il haussa les épaules.

— Est-ce parce que vous êtes le dieu des vainqueurs que vous triomphez ? dit-il.

— Ma parole, je ne triomphe pas. Je n’ai ni cette cruauté ni cette petitesse. Je constate la logique de ce qui arrive et…

— Et qui ruine tous nos calculs. Cette bataille est un désastre. Voilà la Pinède libre, maintenant !

— Libre de ses oppresseurs, mais docile à sa Loi. Qu’importe la déchéance d’une féodalité ? Les dieux sont au-dessus de ces orages. On vous rend grâces, en ce moment, d’une victoire que vous avez permise et qui passe pour être la suite de vos desseins ; et les vaincus adorent la main qui les frappe. Les dieux ont toujours raison. On conciliait peut-être mal votre attitude et la mienne, mais ceux qui reconnaissaient notre dualité s’inclinaient respectueusement devant son mystère et la Foi qu’on vous conservait n’était pas diminuée par l’Espérance qu’on tirait de moi. Aujourd’hui, le vainqueur populaire constate avec soulagement notre accord, puisque la victoire fut possible. IL n’y a plus qu’une religion et je crois entendre Yona s’écrier : « Béni soit Celui-à-la-Barbe-Blanche qui a suscité pour le salut de son peuple Celui-qui-lance-la-Flamme ! »

Dofre hocha la tête.

— L’heure d’Arrou sonnera bientôt, murmura-t-il.

Et il s’enferma dans ses pensées. Mais le lendemain soir, en revenant de la chapelle, il paru un peu rasséréné.

— Tout n’est peut-être pas perdu, me dit-il. Les Mangeurs d’Herbe ont prêté serment entre les mains de Màlik qui a accepté de gouverner avec son peuple et aboli les privilèges. Les Vieillards bien avisés embrassent en masse la cause populaire. On nous unit tous deux dans la même vénération. L’enthousiasme est général. Les Mangeurs de Viande se sont soumis, en apparence du moins, et je ne vois qu’avantage à ce qu’ils conspirent en sourdine. La guerre peut être espérée à nouveau.

— La guerre !

— Oui, la saignée ! dit férocement le docteur. Pour la sécurité du monde, la terre n’a pas assez bu.

(À suivre).