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Page:Octave Béliard Les merveilles de l'ile mystérieuse, 1911.djvu/2

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Lectures pour Tous

verre, et l’on embarqua des paquets de mer qui éteignirent les feux. Avant d’avoir lutté, notre situation était désespérée ; nous étions désarmés, livrés aux hasards de la tempête et, au dire même du capitaine, nous ne pouvions que nous laisser porter dans la course giratoire du vent. Pendant la nuit entière, nous fûmes le jouet de l’air et des flots, tantôt escaladant des montagnes d’eau, tantôt glissant jusqu’aux abîmes, parmi les gémissements et les cris, les craquements de la vieille coque et le hurlement de la tourmente, si lugubre qu’on ne l’oublie jamais quand on l’a une fois entendu. Chacun de nous savait, à n’en pouvoir douter, qu’il allait mourir, mais le pis était qu’il fallût attendre cette mort pendant des heures d’anxiété atroce, des heures qui semblaient des siècles ! Nous parcourions les innombrables tours d’une spirale folle, nous rapprochant toujours d’un point fatal, qui était le centre de la tornade, et où le tourbillonnement du vent élevait jusqu’aux nues une colossale trombe d’eau, semblable à l’unique et effrayante colonne qui eût soutenu le ciel croulant. Encore quelques tours, et le navire, projeté contre ce pilier, plus infrangible que le porphyre et l’airain, s’y fût fracassé comme une coque d’œuf.

Subitement, par un caprice inconcevable, le vent tourna, sans perdre de sa violence, et se prit à nous pousser dans le sens opposé à celui que nous suivions. Le bateau tangua horriblement, parut hésiter à obéir à cet ordre contradictoire, puis, virant de bord, s’éloigna de la trombe avec impétuosité, refaisant les innombrables boucles en sens contraire ; et cependant nous voyions l’immense colonne d’eau se tordre, se dévider comme une bobine et finalement choir au milieu des embruns. Bientôt notre chevauchée échevelée suivit une ligne droite, comme si, le vent et nous, nous étions ensemble aspirés par la gueule de quelque monstre invisible dans les lointains de la mer. Le capitaine, étonné, nous criait, en se servant de ses deux paumes comme d’un porte-voix, qu’il n’avait jamais observé pareille chose sur aucun Océan. Mais nous n’eûmes pas le temps de nous demander quelle cause obscure, quelle puissance extraordinaire changeait ainsi la direction des cyclones, car la terre apparut.

ASPIRÉS PAR LA BOUCHE D’OMBRE.

Ce fut d’abord une tache noire au-dessus de l’horizon, puis la tache grandit, enveloppa toute la mer, se hérissa de falaises à pic sur lesquelles nous étions dirigés par une force inconnue. Après Charybde, c’était Scylla, l’inévitable heurt d’un bâtiment lancé avec la vitesse d’un bolide contre un mur de basalte.

Une aube grise, qui semblait se voiler devant l’horreur du spectacle, nous montra dans le flanc de la falaise un grand trou noir qui buvait le vent avec des éructations sinistres. Toute la tempête, avec nous qu’elle emportait, s’abîmait là, dans les entrailles de la terre, comme, dans la caverne de la Fable, à l’appel d’Éole, se ralliaient les souffles marins. Nous allions franchir cette redoutable porte, être happés par cette bouche d’ombre… Le glas de la cloche d’alarme tinta, couvrant nos hurlements d’angoisse.

L’appel fut entendu… car il se fit un grand bruit d’airain, tout à coup suivi d’un effroyable choc qui me projeta en l’air comme un obus vivant.

Je repris mes sens au contact de l’eau. J’étais tombé à la mer parmi les débris du Fulton, brisé en mille pièces, qui couvrait les rochers de ferrailles tordues, de pièces de bois, d’un chaos indescriptible. Le vent s’était apaisé et de nombreux cadavres s’en allaient au jusant. Des plaintes passaient dans le silence scandé par la respiration d’une mer calme. Bien heureusement, je pouvais prendre pied dans les eaux basses, car j’étais meurtri et ensanglanté et j’eusse été trop faible pour la nage. Je parvins au sable sec où je me laissai choir, épuisé. Quand je pus en toute quiétude promener mes regards autour de moi, je constatai que l’ouverture béante de la falaise où, tout à l’heure, nous avions craint d’être engagés de force, avait disparu. À sa place, un mur de fer forgé tombait verticalement, sur lequel le heurt du navire avait laissé des éraillures brillantes. Assurément, cette mystérieuse trappe s’était abattue juste à temps pour nous barrer le passage et causer notre ruine.

UNE ÎLE QUI N’A PAS SA PAREILLE.

Une voix me héla. Le capitaine, seul survivant, avec moi, du désastre, les vêtements en lambeaux, souillé d’écume et d’algues, se traînait péniblement sur le sable.

« La mauvaise fortune, dit-il, nous fait aborder sur le territoire le moins visité du globe. À n’en pouvoir douter, c’est l’île d’Outre, une formation volcanique sortie de la mer depuis moins d’un siècle et dont de très rares géographes ont pu marquer la position en plein milieu de l’océan Indien.

— Vous prétendez là d’étranges choses, capitaine, et l’affreux malheur qui nous frappe n’a-t-il pas ébranlé momentanément votre jugement ? Comment se pourrait-il faire que, dans cette mer si continuellement sil-