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ORIENT CONTRE OCCIDENT
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la crainte de l’opinion musulmane, se sent du reste impuissant à maintenir sous son autorité plus de cinq cent mille Hadjis. On vient de publier un vague firman où il exprime son regret de l’aventure, exhorte les pèlerins au calme et les invite à rentrer dans leurs foyers.

29 juin. — Tout n’est pas fini. On peut s’attendre à tout, tant les esprits sont surexcités. Sur le mont Arafat, lieu de prière établi par l’ange Gabriel, et étape obligée du pèlerinage, deux cent mille chameaux broient l’herbe courte, au milieu d’un camp volant, tout retentissant du bruit des tambours, des tam-tams et des fifres, empourpré par les tapis des bazars, étincelant de luxe criard et mercantile. Des imams, des marabouts prêchent leurs tribus à voix haute, exaltant les crimes récents au nom de la Foi, proclamant la libération des peuples islamiques. C’est en vain que des Arabes plus cultivés s’entremettent, le désordre est complet, les cris et les mouvements contradictoires. L’atmosphère est lourde d’orage.


La foule des pèlerins priant à l’intérieur de la Grande Mosquée, autour de la Caaba, construction cubique drapée de noir qui, d’après le Coran, est la maison de Dieu.
30 juin. — L’orage à éclaté. Au retour de la vallée de la Mouna, où l’on a égorgé rituellement cinquante mille moutons en commémoration du sacrifice d’Abraham, la foule, grisée de sang, est rentrée en tumulte. On n’y voit plus, depuis les premiers troubles, de costumes européens, mais, dans ce flot trouble de Kurdes et d’Afghans demi-barbares, de nègres africains nouveau-convertis et tout à fait sauvages, chacun croit voir en son voisin un infidèle déguisé. Le sang coule entre les races ennemies. On a saisi sur un pèlerin d’allures douteuses un petit appareil photographique, et cette infraction aux lois coraniques qui défendent la représentation figurée de l’homme et des animaux suffit à le désigner comme un faux frère. On a eu l’idée de le traîner à Cheïtan-el-Kabir et de l’attacher sur la Pierre du Diable qu’il est d’usage de lapider en passant, et le misérable a succombé sous la morsure des cailloux. La Mecque est en émeute. Pour reconnaître les traîtres supposés, on les fait défiler devant le puits Zemzem, dont l’eau saumâtre et désagréable passe pour empoisonner les chrétiens. De chaque côté du puits se tient un exécuteur. À chacun on tend une écuelle d’eau à boire, et pour peu que le patient fasse la grimace, on lui tranche la tête. Des nouvelles tout aussi alarmantes arrivent de Médine : on s’égorge sur le tombeau du Prophète. Les soldats de police sont aux abois et renoncent à la lutte.

Les événements qui ont ensanglanté les derniers jours de juin ont médiocrement ému l’opinion européenne. Seuls, les journaux anglais les commentent avec passion et s’étonnent de la longanimité du gouvernement, obstiné à vider la question diplomatiquement avec la Porte. Tout à coup, le 10 juillet, la presse du monde entier enregistre une nouvelle imprévue : l’Angleterre vient d’envoyer des cuirassés dans les eaux de Djeddah, aux portes de la Mecque. Le ministre des Affaires étrangères fait passer une note, affirmant qu’il s’agit d’une simple démonstration navale pour hâter le cours des négociations. Mais, devant la colère du monde musulman tout entier, des craintes s’élèvent. On va jusqu’à dire que la guerre sainte est virtuellement déclarée, et les Bourses de Paris et de Londres subissent une baisse inusitée. La faiblesse du gouvernement de Constantinople ne permettra pas à l’Angleterre de limiter son action et de garder l’attitude prudente, qui fut toujours dans le caractère de sa diplomatie. Dans toute l’Arabie, on prêche la guerre ; les pèlerins, au comble de la surexcitation, refusent de quitter la Mecque en danger, et, renversant l’autorité impuissante, assiègent le palais du vali, demandant qu’on leur livre les « roumis » prisonniers. Les redoutables Bédouins, qui furent les premiers soldats du Prophète, parcourent en bandes le pays, chevaleresques et barbares, leurs manteaux blancs flottant au galop de leurs méhara. Une petite armée de cinq mille cavaliers s’avance jusqu’aux côtes et razzie les comptoirs de l’imanat de Mascate. Vingt mille Arabes assiègent Aden et, le 14 juillet, l’arsenal saute, les navires sont brûlés dans le port ; les Musulmans de la ville en ouvrent les portes après avoir passé la vaillante garnison par les armes.

L’Angleterre ne saurait souffrir plus longtemps ces offenses faites à son impérialisme, et, devant l’inaction turque, des transports débarquent à Djeddah un corps expéditionnaire de dix mille hommes avec mission d’aller à la Mecque éteindre le foyer de l’incendie. En même temps, on rassemble à la hâte à Bombay des troupes auxiliaires hindoues, exclu-