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Page:Octave Beliard Le Malacanthrope 1920.djvu/8

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Je poussai un cri et me sauvai comme un voleur. Quand je fus assez loin, je me détournai. Une femme déguenillée, sa femme évidemment, donnait la main au phénomène redevenu aveugle, qui se traînait sur les pavés avec la lenteur inquiète d’une limace qui a rentré ses cornes.

À quelque temps de là, passant par le même endroit, je vis le malacanthrope.

Il avait un bandeau sanglant sur les yeux.

— C’est, me dit-il, que je suis en vérité devenu aveugle. Cet événement, qui m’eût naguère comblé de joie, augmente la désespérance de ma vie. C’est l’amour, la jalousie d’amour qui m’a aveuglé. J’avais pris soupçon sur la fidélité de ma femme : elle s’en laissait conter par un manchot ! En amour, je le comprends maintenant, il faut avoir des jambes. Un soir, je les entendis chuchoter dans la chambre voisine de celle où j’étais couché. La curiosité me tenailla, si forte que je projetai violemment mes yeux au-dehors. J’étais, sans m’en douter, face à la muraille : mes pauvres vilains yeux la heurtèrent douloureusement, et j’en fus tout d’abord ébloui. Remis de ce coup, je rampai silencieusement vers la porte légèrement entr’ouverte derrière laquelle j’entendais un bruit de baisers. Mon cœur battait à se rompre et j’étais indigné, dans cette circonstance, de me faire à moi-même les cornes, plus malheureux en cela que tous les malheureux maris.

» J’insinuai mes yeux dans la fente de la porte et ne pus, hélas ! le faire sans bruit, ce qui éveilla l’inquiétude des amants. Brusquement, je hurlai et tombai ensanglanté, sans connaissance. La porte, en se refermant, avait éteint pour jamais mes chandelles. 

OCTAVE BÉLIARD.