Page:Octave Mirbeau - La 628-E8 - Fasquelle 1907.djvu/264

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Je me souviens de ponts, où j’eusse donné des millions d’hectares de ciel de Hollande pour un bon kilomètre solide de grand’route de Beauce. Et pour ajouter à l’horreur de cette impression, les coups de sifflet éclataient, au-dessus de nous, comme l’annonce d’un malheur, et l’on entendait, en dessous, alterner et se répondre des lamentations de sirènes. Je voulais me persuader que je résistais aux forces qui tiraient mes entrailles, mon cœur, comme avec des cordes, chatouillaient mes chevilles, irritaient la moelle de mes tibias, et un frisson me parcourait à sentir que je « ne pesais plus »… Un dégoût de vivre, pire que la peur de mourir, me tenait suspendu en l’air… Non, en vérité, je ne pesais plus… Quand sur les remblais, les digues, et puis à rouler sur la brique ferme, j’avais repris, peu à peu, mon poids et ma raison, je goûtais comme le délice d’une convalescence, à suivre les enroulements de nuages, au ciel, à plonger mes yeux dans la transparence des eaux, au ras du sol… Et du vertige, je parlais légèrement, ainsi qu’on médit d’un ami…

— J’envie, me disait mon ami Weil-Sée, ceux qui ignorent le vertige, mais je les plains aussi… Quelle idée peuvent-ils avoir de l’enfer et comment pensent-ils qu’on ait pu l’imaginer ?

Cette idée le fit longuement ricaner… Puis, il continua :

— Il est certain que la damnation, c’est d’être, éternellement, les talons cherchant une paroi qui fuit, au point de se sentir invinciblement attiré… de se sentir tomber dans un gouffre, dont on sait qu’on n’atteindra jamais le fond.

À mon tour, j’évoquais le vertige, à bord d’un ballon captif dont la nacelle résiste à la corde et au vent, et se