Page:Octave Mirbeau - La 628-E8 - Fasquelle 1907.djvu/295

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sans effet sur des animaux, habitués sans doute à de plus terribles bruits d’avalanches.

Alors, je pris le parti plus sage de regarder.

On eût dit que ces deux mille moutons se portaient et que leur masse, qui bêlait lamentablement, était suspendue. Elle ne bougeait qu’aux bords, ne semblait même pas toucher terre de ses milliers de pattes fragiles… Cependant leur piétinement faisait, sur le terrain, le bruit d’un roulement continu de tonnerre. Je remarquai aussi que ce fracas imite de loin le ronflement d’une auto pas très bien mise au point.

Les troupeaux de moutons ont, avec l’auto, une autre ressemblance ; ils soulèvent autant de poussière et dégradent autant les routes.

Ceux-là se défendent par leur masse, qui est un obstacle infranchissable, comme une inondation, une coulée de lave qui marche… une ruée de pierres qui tombe…

Dans certains pays, le Nivernais, le Bourbonnais, le Morvan, l’Auvergne, la Bretagne, les routes sont des écuries, des bergeries, des porcheries, des étables, des basses-cours, des clapiers, tout ce que vous voudrez, sauf des routes. Parfois, elles remplacent aussi l’aire des granges. Non contents d’y faire camper et gambader leurs bêtes, les paysans y installent leurs machines. Un jour, en Auvergne, nous fûmes arrêtés par une batteuse mécanique et ses accessoires qui barraient la route, en toute sa largeur. Les paysans refusèrent de nous livrer passage. Et ils s’interrompirent de travailler, pour nous regarder en riochant.

— Vous n’avez pas le droit d’arrêter la circulation, dis-je…

— J’avons l’droit d’battre l’blé… où qu’ça nous plaît…