Page:Octave Mirbeau - La 628-E8 - Fasquelle 1907.djvu/330

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Et ils vous lapident, la veulerie des temps ne permettant plus qu’ils vous crucifient !

N’est-ce pas la chose la plus déconcertante, la plus décourageante, la plus irritante que cette obstination rétrograde des villageois, dont j’écrase les poules, les chiens, quelquefois les enfants, à ne pas vouloir comprendre que je suis le Progrès et que je travaille pour le bonheur universel ? Dégoûté de cet accueil, furieux de cette incompréhension, je pourrais bien les abandonner à leur sort ridicule, respecter leur morne repos, passer dans leurs villages et sur leurs routes avec une lenteur régressive, une modération de vieille diligence… Mais non… Il ne faut pas que leur stupidité m’empêche d’accomplir ma mission de Progrès… Je leur donnerai le bonheur, malgré eux ; je le leur donnerai, ne fussent-ils plus au monde !…

— Place ! Place au Progrès ! Place au Bonheur !

Et pour bien leur prouver que c’est le Bonheur qui passe, et pour leur laisser du Bonheur une image grandiose et durable, je broie, j’écrase, je tue… Je terrifie ! Tout fuit, éperdu, devant moi… Les poteaux télégraphiques eux-mêmes sont pris de panique ; les arbres ont le vertige… l’épilepsie semble convulser les maisons… Dans les champs, je vois les chevaux, à la charrue, se cabrer aussi follement que les chevaux de pierre de Coustou, rompre l’attelage, galoper en secouant leurs crinières horrifiées. Les vaches culbutent dans les fossés… Et derrière le Jupiter, assembleur de poussières que je suis, la route se jonche de voitures brisées et de bêtes mortes…

— Plus vite ! Encore plus vite… C’est le Bonheur !

Le jour où je rentrai, enfin, de mon voyage, par la triste Argonne et les lugubres déserts de la Champagne