Page:Octave Mirbeau Un gentilhomme 1920.djvu/146

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tandis que, là-bas, l’autre, protégé, choyé, caressé, parce qu’il avait une âme de violence, d’infamie et de meurtre au service d’une âme d’injustice et de proie, s’endormirait au côté de cette fille — sa fille — la face et les mains et les cris de son désir enfouis dans la belle chevelure d’or ?… Était-ce réellement Rousseau ?… Je n’osais pas le demander… On ne le voyait pas bien, à cause du crépuscule qui unifiait son visage au ton brun de la terre. Mais je me revis en lui… je revis mes détresses, mes faims vagabondes, dans les siennes… Et, durant une minute, mon cœur se serra, douloureusement. C’était sûrement Rousseau.

Quand nous passâmes près de lui, l’homme salua timidement, respectueusement ; la femme et les petits enfants se garèrent sur la berge, butant contre un tas de cailloux qu’ils n’avaient pas aperçu. D’un regard rapide, le marquis regarda tout cela sans une émotion, sans une pitié. Il répondit à l’humble salut de l’homme par un bonsoir sec et brutal, rancunier, qu’il jeta comme un crachat, salement, à toute cette misère lamentable. Le cheval lui-même, offensé par l’odeur du pauvre, avait fait un brusque écart, mais, ramené vigoureusement par une correction de son maître, il plia des reins et fila, de nouveau, plus vite sur la route.

L’averse avait éclaté… Les lointains se rapprochaient dans une brume dense, et sur le