Page:Octave Mirbeau Un gentilhomme 1920.djvu/202

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le passé ne revienne voiler d’une ombre, même furtive, la joie éternelle de ses yeux !

Eh bien ! voici ce que, un soir, en dînant chez moi, et le vin l’incitant aux confidences, me raconta l’excellent et joyeux M. Cléophas Ordinaire :

— J’ai eu, moi qui vous parle, une existence vraiment drôle, et je vous assure que je n’ai pas volé — ah ! non, par exemple ! — la petite pension de retraite que j’ai fini par toucher l’année dernière, Dieu sait après combien de difficultés, car la Compagnie des chemins de fer, où je servais comme chef de gare, voulait me la contester — n’est-ce pas une honte ?  — et, ma foi, me la contesta, durant trois ans !… Si je n’avais pas trouvé une bonne place d’agent d’assurances — assurances sur la vie, et contre les accidents, à votre service, mon cher monsieur — je ne sais pas comment j’aurais fait pour vivre, durant ces trois années… non, en vérité, je ne le sais pas… mais, j’aurais vécu tout de même !…

Et, ici, M. Cléophas Ordinaire, se mit à rire bruyamment. Jamais, d’ailleurs, je n’ai vu un homme rire d’aussi franc rire que M. Cléophas Ordinaire. Son rire calmé, il continua :

— S’il fallait que je vous raconte tout ce qui m’advint d’extraordinaire, je n’en finirais pas, et nous serions encore autour de cette table à cinq heures du matin. Il faut savoir