Page:Octave Mirbeau Un gentilhomme 1920.djvu/40

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ment livide, que j’eus peur de moi-même, comme si je me fusse trouvé, soudain, en présence de mon propre spectre.

Il avait plu dans la soirée ; une boue grasse rendait le pavé glissant, la marche difficile. Faible comme j’étais, je dus plusieurs fois m’arrêter, m’appuyer contre une porte cochère pour ne point tomber… Des gens, des couples, des groupes allaient, venaient, me frôlaient… Aucun ne faisait attention à moi… C’est effrayant… Un être humain souffrait, mourait, un être humain allait peut-être, dans une seconde, s’abattre la face dans la boue… Et pas une parole, pas un regard de pitié, pas un secours, pas une curiosité même !… Un moment, j’osai aborder un gros monsieur… Il était seul, la figure joyeuse, le ventre pesant, bien au chaud dans une épaisse pelisse de fourrure…

— Monsieur… je vous en prie, suppliai-je. Regardez-moi… ayez pitié de moi… je n’ai pas mangé depuis deux jours !

Le gros monsieur me dévisagea rapidement :

— Pas mangé ?… avec ces vêtements-là ?… Est-ce que tu te fous de moi… dis donc !…

Et comme je me disposais à le suivre :

— Allons !… va-t’en… ou j’appelle la police !

Si j’en avais eu la force, je crois que je me serais jeté sur lui…

Jamais autant que ce soir-là je n’éprouvai la sensation de la détresse absolue, irrémédiable…