Page:Octave Mirbeau Un gentilhomme 1920.djvu/51

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nourriture que je déchiquetai, que je dévorai voracement, en grognant comme un pourceau.

Elle riait de ce spectacle dont elle ne voyait point la hideur sauvage et triste.

— Ne mange pas si vite, mon chéri, disait-elle… tu vas t’étouffer, mon pauvre mignon… Ah ! qu’il est drôle !…

Lorsque tout, jusqu’aux miettes, fut englouti, lorsqu’il ne me resta plus qu’à considérer la table vide, j’eus honte de ma bestialité.

— Et toi ?… demandai-je.

— Moi, je suis contente… bien contente !

— Oui, mais… je suis sûr que tu n’as rien mangé ?…

— Mais si… mais si… répondit-elle dans un sourire… J’ai mangé dans la rue, en venant… Vrai… mon chéri… Ne t’inquiète pas de moi…

Elle mentait… mais je m’en tins à cette affirmation qui m’était commode et m’épargnait le soin d’avoir à me disculper davantage de ma goujaterie… Pas un mot de remerciement, non plus, ne me vint aux lèvres… Maintenant la petite femme se taisait… Elle retira son chapeau et son collet de plumes qu’elle égoutta en les secouant au-dessus de la carpette… Je ne dis plus rien… Je ne trouvai plus rien à dire…

Après un moment de silence :

— Tu vas coucher ici… me dit-elle… Tu demeures peut-être loin… et tu es encore trop faible pour une longue marche… D’ailleurs,