Page:Oeuvres complètes de N. Macchiavelli, avec une notice biographique par J. A. C. Buchon.djvu/95

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fut obligée de suivre la fortune et les volontés des autres. Il n’y avait donc plus en Italie que des petits princes, ou des hommes sans consistance, qui portassent les armes. Ce n’était point le désir de la gloire, mais celui de la richesse ou de leur propre sûreté qui les faisait prendre aux premiers. Les seconds, nourris dans ce métier dès leur enfance, et n’en sachant pas d’autre y cherchaient le moyen de s’élever par la fortune ou par la puissance. Entre ceux-ci, les plus célèbres alors étaient Carmignola, François Sforza, Nicolas Piccinino, élève de Braccio, Agnolo de la Pergola, Lorenzo de Micheletto Attenduli, le Tartaglia, Giacopaccio, Ceccolino de Pérouse, Nicolas de Tolentino, Guido Torello, Antoine de Pont ad Era et plusieurs autres semblables. Leur nombre, augmenté par ces petits princes dont on vient de parler, l’était aussi par les barons romains, les Orsini, les Colonna, par les autres seigneurs et les gentilshommes du royaume de Naples et de la Lombardie. Unis par une espèce de confédération, adonnés à la profession des armes, ils s’en étaient fait un art qu’ils exerçaient, le plus souvent, de manière à prolonger leurs guerres et à les rendre à peu près également nuisibles à l’un et a l’autre parti. Ils réduisirent enfin la profession des armes à un tel degré d’abjection, que tout capitaine d’une capacité ordinaire, possédant seulement quelques étincelles des antiques vertus guerrières, leur aurait fait perdre toute leur réputation, au grand étonnement de l’Italie que son peu de sagesse et de prévoyance avait réduite à les honorer. Chaque page de mon histoire offrira donc le tableau de ces princes fainéants, et de ces pitoyables armées. Avant d’en venir là, je dois, selon la promesse que j’en ai faite d’abord, raconter l’origine de Florence, exposer avec exactitude quel était en ce temps l’état de cette cité, par quelles voies elle y était parvenue au milieu de tant d’orages qui ont désolé l’Italie pendant dix siècles.

LIVRE SECOND.

Parmi les usages marqués au coin de la grandeur, qui font admirer les républiques et les autres gouvernements de l’antiquité et dont il ne nous reste aujourd’hui que le souvenir, on distingue celui de fonder en tout temps des villes et des places fortes. En effet, il n’est rien de plus digne d’un bon prince et d’une république bien ordonnée, ni de plus utile a une province que de construire de nouvelles villes où les hommes puissent trouver une retraite commode, soit pour se défendre, soit pour se livrer à l’agriculture. Les anciens pouvaient le faire facilement : étant dans l’usage d’envoyer dans les pays vaincus ou abandonnés, de nouveaux habitants auxquels ils donnaient le nom de colonie, non-seulement cette coutume faisait naître beaucoup de villes, mais encore elle assurait aux vainqueurs la soumission des vaincus, peuplait les lieux déserts, et maintenait dans les provinces une sage répartition de leurs habitants. Ceux-ci jouissant alors d’une existence plus aisée, la population augmentait, et avec elle les moyens d’attaque et de défense. La destruction de cet usage par l’administration vicieuse des républiques et des principautés modernes, a causé l’affaiblissement et la ruine des provinces ; car il peut seul donner de la stabilité aux empires, et entretenir partout, comme nous l’avons dit, une abondante population. Une colonie placée par un prince dans un pays dont il vient de s’emparer, lui assure sa conquête ; c’est une forteresse et une garde qui lui répondent de la fidélité de ses nouveaux sujets. Sans cette sage pratique, une province ne peut être complètement remplie d’habitans, et ceux-ci ne peuvent conserver entre eux une égale répartition, car tous les lieux n’y sont pas également salubres et fertiles. Il résulte de-là que les hommes abondent dans un endroit et manquent