Page:Ohnet - L’Âme de Pierre, Ollendorff, 1890.djvu/139

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— D’ailleurs, même si le docteur était là, Juliette voudrait-elle se soigner ? Quand on l’interroge, elle répond qu’elle ne souffre pas, qu’elle ressent un peu de fatigue seulement, et qu’il ne faut point s’inquiéter. Mais cette indifférence, qu’elle affecte pour son mal, m’inquiète justement plus que tout, et je lui assigne une cause morale qui me trouble profondément.

— Une cause morale ? demanda Jacques.

— Oui. Cette enfant a du chagrin. Et, malgré le courage avec lequel elle dissimule, elle n’a pu me tromper. Je la vois, chaque matin, plus pâle de l’insomnie qui l’a torturée pendant la nuit. Et, depuis plus de deux mois, il en est ainsi. Oh ! je sais la date à laquelle ce douloureux état a commencé. Elle est restée dans mon souvenir. Elle est, à la fois, triste et heureuse pour moi, car elle a marqué et le début de ta convalescence et le commencement des souffrances de ta soeur. Oui, Juliette a été frappée le jour où le docteur Davidoff est venu nous annoncer la mort de Pierre Laurier…

Si Mme de Vignes avait regardé Jacques, elle eût été effrayée de l’angoisse qui contracta son visage. Ce qu’il s’était déjà dit, sans vouloir approfondir son soupçon, sa mère le lui déclarait nettement. La fin de Pierre avait eu ce double effet salutaire et pernicieux. Il vivait de cette mort, lui, et Juliette en mourait.

À cette constatation brutale, une colère s’alluma, au fond de son coeur, contre cette innocente, dont les intérêts étaient si directement opposés aux siens que ce qui était avantageux pour lui était funeste pour elle, et qu’il semblait impossible de faire vivre le frère sans tuer la soeur. Une bizarre conception de son esprit lui montra leur double destinée, symbolisée par l’horrible alternative du jeu : rouge ou noir ? L’un couleur de sang, l’autre couleur de deuil. Et si