Page:Ohnet - L’Âme de Pierre, Ollendorff, 1890.djvu/166

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engageait jusqu’à l’aube. Jacques, le visage dur mais impassible, taillait avec une déveine toujours persistante et voyait les dernières épaves de sa courte fortune emportées par le naufrage. Il ne se décourageait pas, et, plein d’une confiance inconcevable, attendait le retour de la veine. Elle ne pouvait pas, pensait-il, être toujours infidèle, et, en quelques soirées il réparerait ses pertes. Raisonnement commun à tous les joueurs, espérance commune à tous les décavés, et qui ne sont que bien rarement ratifiées par le sort.

Un soir qu’il venait de jouer avec son malheur habituel, la banque étant mise aux enchères, une voix, qui lui était connue, fit entendre les mots consacrés : Banque ouverte ! Il leva les yeux et, séparé seulement par la largeur de la table, il aperçut Patrizzi. Ses regards rencontrèrent ceux du prince, qui lui adressa un amical sourire. Au même moment, une personne, qui était derrière le Napolitain, s’avança hors du cercle des curieux et, avec un horrible serrement de coeur, Jacques reconnut le docteur Davidoff.

Le jeune homme, cloué à sa place, ne put faire un seul pas. Une sueur froide perla à son front, ses oreilles tintèrent. Il lui sembla que l’image décharnée de la mort se dressait devant lui. Il était encore immobile, sans force pour avancer ou pour reculer, fasciné par le coup d’oeil railleur du médecin russe, lorsque la main de Patrizzi se posa sur son épaule. Jacques, avec effort, se tourna, et, l’air hagard, écouta le prince qui lui parlait. Il entendait à peine ses paroles ; cependant la pensée qu’on l’observait et qu’il devait avoir une attitude inexplicable lui rendit un peu d’énergie, il passa la main sur son front et put dire à Patrizzi :

— Est-ce qu’il y a longtemps que vous êtes là ?

— Un quart d’heure à peu près. Nous sommes entrés, Davidoff