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SUR L'UNITÉ DE TEMPS, ETC.

loi essentielle de la vraisemblance; car, selon les partisans les plus accrédités de la règle, toute illusion est détruite dès que l’on s’avise de tranporter d’un lieu dans un autre, et de prolonger au-delà d’un jour, une action représentée devant des spectateurs qui n’y assistent que pendant deux ou trois heures, et sans changer de place. Vous paraissez donner peu d’importance à ce raisonnement. «C’est moins encore,» dites-vous, «sous le rapport de la vraisembiance qu’il faut considérer l’unité de jour et de lieu, que sous celui de l’unité d’action et de la fixité des caraetères». J’admettrai donc, ces deux conditions comme essentielles à la nature même du drame, et j’essaierai de voir s’il est possible d’en déduire la nécessité de la règle.

J’aurais toutefois, je l’avoue, désiré que vous vous fussiez énoncés d’une manière plus explicite sur la question spéciale de la vraisemblance. Comme c’est le grand argument que l’on a opposé jusqu’ici à tous ceux qui ont voulu s’affranchir de la règle, il aurait été important pour moi de savoir si vous le tenez aujourd’hui pour aussi solide qu’il l’a toujours paru, ou si vous avez consenti à l’abandonner. Il arrive quelquefois que des principes soutenus long-temps par des raisonnemens faux se démontrent ensuite par d’autres raisonnemens. Mais, comme le cas est rare, et comme la variation dans les preuves d’un système est toujours une forte présomption contre la vérité de son principe, j’aurais aimé à savoir si c’est pour avoir trouvé insuffisantes ou fausses les anciennes raisons alléguées en faveur du système établi, que vous en avez cherché de nouvelles.

Avant d’examiner la règle de l’unité de temps et de lieu dans ses rapports avec l’unité d’action, il serait bon de s’entendre sur la signification de ce dernier terme. Par l’unité d’action, on ne veut sûrement pas dire la représentation d’un fait, simple et isolé, mais bien la représentation d’une suite d’événemens liés entre eux.[1]. Or cette liaison entre plusieurs événemens, qui les fait considérer comme une action unique, est-elle arbitraire? Non, certes; autrement l’art n’aurait plus de fondement dans la nature et dans la vérité. Il existe donc, ce lien; et il est dans la nature même de notre intelligence. C’est, en effet, une des plus importantes facultés de l’esprit humain, que celle de saisir, entre les événemens, les rapports de cause et d’effet, d’antériorité et de conséquence, qui les lient; de ramener à un point de vue unique, et comme par une seule intuition, plusieurs faits séparés par les conditions du temps et de l’espace, en écartant les autres faits qui n’y tiennent que par des coïncidences accidentelles. C’est là le travail de l’historien. Il fait, pour ainsi dire, dans les événemens, le triage nécessaire pour arriver à cette unité de vue; il laisse de côté tout ce qui n’a aucun rapport avec les faits les plus importans; et, se prévalant ainsi de la rapidité de la pensée, il rapproche le plus possible ces derniers entre eux, pour les présenter dans cet ordre que l’esprit aime à y trouver, et dont il porte le type en lui-même.

Mais il y a, entre le but du poëte et celui de l’historien, une différence qui s’étend nécessairement au choix de leurs moyens respectifs. Et, pour

  1. On ne peut croire que Boileau ait prétendu s’exprimer rigoureusement quand il a dit:

    «Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
    Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli».

    S’il n’avait voulu qu'un fait dans chaque tragédie, absolument inapplicable, serait en contradiction avec la pratique de tous les théâtres.