Page:Opere varie (Manzoni).djvu/293

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injuste, et la peine qui en suivra l'infraction. Quelle heureuse occasion Sophocle n'avait-il pas là de mettre dans le bouche d'Antigone les plus beaux discours au sujet d'Ilémon, son amant, son futur époux, le fils du tyran! de jeter en avant l’idée du secours que les deux soeurs auraient pu attendre de lui! Le poête ne trouvait pas seulement, dans ce parti, un moyen commode et simple d'annoncer un personnage, mais bien d'autres avantages plus précieux encore dans un certain système de tragédie. Il nouait fortement, par là, l'intrigue dès la première scène; en signalant des obstacles, il faisait entrevoir des ressources, et tempérait, par quelques espérances, le sentiment du péril des personnages vertueux; il annonçait une lutte inévitable entre le tyran jaloux de son pouvoir et le fils chéri de ce tyran; en un mot, il excitait vivement la curiosité. Eh bien! tous ces avantages, Sophocle les a négligés; ou, pour mieux dire, il n'y avait dans tout cela, rien, non, rien que Sophocle eût regardé comme avantageux, comme digne d'entrer dans son plan.

Vous vous souvenez, Monsieur, de la réponse qu'il fait faire par Antigone à Ismène? "Je n'invoque plus votre secours," dit-elle; "et si vous me l'offriez maintenant, je, ne l'agréerais pas. Soyez ce qu'il vous plait d'être: moi, j’ensevelirai Polynice, et il me sera beau de mourir pour l’avoir enseveli. Punie d'une action sainte, je reposerai avec ce frère chéri, chérie par lui; car nous avons plus longtemps à plaire aux morts qu'aux habitans de la terre." Voyez, Monsieur, comme tout souvenir d'Hémon aurait été déplacé dans une telle situation; comment, à cóté d'un tel sentiment, il l'aurait dénaturé, affaibli, profané! C'est un devoir religieux qu’Antigone va remplir: une loi supérieure lui dit de braver la loi imposée par le caprice et par la force. Ismène seule, à ses yeux, a le droit de partager son péril, parce qu'elle est sous le même devoir. Qu'est-ce qu'un amant serait venu faire dans tout cela? et comment les chances d'un secours humain pouvaient-elles entrer dans les motifs d'une telle entreprise ?

Ainsi donc, comme toute cette partie de l'action marche naturellement, sans l'intervention d'Hémon, comme sa présence et son souvenir même y seraient inutiles et d'une effet vulgaire, le poëte s'est bien gardé d’y avoir recours. Mais, lorsqu’Hémon commence à être intéressé à l'action, Sophocle le fait annoncer et paraître un moment après. Antigone est condamnée, l'épouse d'Hémon va périr; celui-ci est appelé par l'action même, et il se montre. Sa situation est comprise et sentie aussitôt qu'enoncée, parce qu'elle est on ne peut plus simple. Hémon vient devant son père défendre la vierge qu'il aime, et qui va mourir pour avoir fait une action commandée par la religion et par la nature; c'est alors et alors seulement qu'il doit être question de lui.

Faudra-t-il dire, après cela, que l'Antigone de Sophocle manque d'unité d'action, par la raison que la position et les desseins de tous les personnages ne sont pas établis dès le premier acte? Dans un certain système de tragédie, qui est, à mes yeux, plutôt l'ouvrage successif et laborieux des critiques, que le résultat de la pratique des grands poëtes, on attache une très grande importance à toutes ces préparations de personnages et d'événemens. Mais cette importance même me paraît indiquer le faible du système; elle dérive d'une attention excessive et presque exclusive à la forme, je dirais presque aux dehors du drame. Il semblerait que le plus grand charme d'une tragédie vienne de la connaissance des moyens, dont le poëte s'est servi pour la conduire à bout; qu'on est là pour admirer la finesse de son jeu, et son adresse à se tirer des piéges qu'un art hostile a dressés sur son chemin. On le laisse faire ses conditions dans l'exposition; mais on est, pendant tout le reste de la pièce, aux