substituer quelques-uns de pure invention, surtout pour amener le dénoûment, en reste à peu près dans les mêmes inconvéniens. En effet, dès que l'en se propose de faire agir, en peu d'heures et dans un lieu très resserré, des causes qui opèrent une révolution grande et complète dans la situation ou dans l'âme des personnages, il faut de toute nécessité donner à ces causes une force que n'auraient pas eue les causes réelles; car, si elles l’avaient eue, en ne les aurait pas écartées pour en inventer d'autres. Il faut de rudes chocs, de terribles passions, et des déterminations bien précipitées, pour que la catastrophe d'une action éclate vingt-quatre heures au plus tard après son commencement. Il est impossible que des personnages à qui l'en present tant de fougue et d'impétuosité ne se trouvent pas entre eux dans des rapports outrés et factices. Le cadre tragique étant de la même dimension pour tous les sujets, il en est résulté que les objets qui s'y mouvent ont dû avoir à peu près une même allure; de là l'uniformité, non seulement dans les passions agissantes, mais dans la marche même de l'action, uniformité telle, qu'on en est venu à compter et à mesurer le nombre des pas qu'elle doit faire à chaque acte, et par lesquels elle doit se précipiter de l'exposition au noeud, et da noeud à la catastrophe.
Des génies du premier ordre ont travaillé dans ce système: admirons-les doublement d'avoir su produire de si rares beautés au milieu de tant d'entraves; mais nier les fautes nécessaires où le système les a entrainés, ce n'est pas montrer un amour raisonné de l'art, ce n’est pas s'intéresser à sa perfection, ce n'est pas même-montrer pour ces beaux génies un respect bien sincère: une adimration de ce genre a tout l'air d'une admiration de courtisan.
Les faux événemens ont produit en partie les faux sentimens, et ceux-ci, à force d'être répétés, ont fini par être réduits en maximes. C'est ainsi que s'est formé ce code de morale théâtrale, opposé si souvent au bon sens et à la morale véritable, contre lequel se sont élevés, particulièrement en France, des écrits qui restent, et auxquels on a fait des réponses oubliées.
Il ne faudrait pas, j'en conviens, trop insister sur l'influenee que ces fausses maxinies, pompeusement étalées et mises en action dans la tragédie, ont pu exercer sur l’opinion; mais l'on ne saurait non plus nier qu'elles n'en aient eu quelqu'une; car enfin le plaisir que l'on éprouve à entendre répéter ces maximes ne peut venir que de ce qu’on les trouve vraies, et de ce que l'on peut y donner son assentiment. On les adopte donc, et, lorsqu'ensuite il se présente, dans la vie réelle, quelque incident, auquel elles sont applicables, il est tout simple que l'on se les rappelle. Ce serait peut-être une recherche curieuse que celle des opinions que le théâtre a introduites dans la masse des idées morales. Je n'ai garde de l'entreprendre ici; mais je ne veux pas rejeter l'occasion de citer au moins un exemple de cette influence des doctrines théâtrales; je veux parler de celle du suicide; elle est on ne peut plus commune dans la tragedie , et la cause en est claire: on y met ordinairement les hommes dans des rapports si forcés; on les fait entrer dans des plans où il est si difficile que tous puissent s'arranger; on leur donne une impulsion si violente vers un but exclusif, qu'il n'y a pas moyen de supposer que ceux qui le manquent en prendront leur parti, et trouveront encore dans la vie quelque chose qui leur plaise, quelque intérêt digne de les occuper: ce sont des malencontreux dont le poëte se débarrasse bien vite par un coup de poignard.
À force de pratique on a dû en venir à la théorie, et un poëte a donné la formule morale du suicide dans ces deux vers célèbres: