Page:Opere varie (Manzoni).djvu/323

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trois amans, par un motif plus pressant que celui de savoir si le malheureux enfant leur sera ou non sacrifié!

Mais peut-être, dans le système dramatique où l'amour domine, est-on obligé de considérer tout le reste comme accessoire; et Racine, à ce qu'il paraît, en a ainsi jugé, puisque la tragédie d'Andromaque se termine sans que le sort d'Astyanax soit décidé. Il est, pour le moment, en sûreté avec sa mère: le peuple les a pris tous les deux sous sa protection; mais le projet, connu par la Grèce entière d'immoler le fìls d'Hector subsiste; là vie de cet enfant est toujours en danger; car ses ennemis sont toujours les plus forts, et les motifs qu'ils ont pu avoir de l'immoler sont plutôt ronforcés qu'affaiblis, depuis que sa mère semble avoir trouvé un parti dans la Grèce même. L'observation que je fais ici relativement à Andromaque trouverait son application dans un foule d'autres tragédies dont l’intérêt roule de même sur l'amour, et où il est tellement principal qu'une fois les personnages amoureux, contens ou morts, il ne reste plus dans l'action aucun sujet d'incertitude ou de curiosité; où tout ce qui n'est pas l’amour se rapporte encore à l'amour, et n'excite d'attention que comme moyen offert ou comme obstacle opposé aux flammes des amans. Il y a, par exemple, dans Andromaque même l'énoné d’un fait qui, si on allait le scruter de trop près, pourrait bien produire une impression fort contraire au sentiment que le poëte veut inspirer pour la veuve d'Hector. Il s'agit de ce qu'Oreste dit, dès la première scène, a propos d'Astyanax:

J’apprends que, pour ravir son enfance au supplice,
Andromaque trompa l'ingénieux Uysse;
Tandis qu'un autre enfant, arraché de ses bras,
Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.

Si le spectateur, dis-je, prenait cela au sérieux, et voulait régler ses sentimens pour Andromaque sur ce que le poëte raconte d'elle, il y a beaucoup d'apparence, que la pitié pour cette héroïne serait un peu affaiblie par le souvenir d'une action si cruelle: car enfin ce n’est ni à Andromaque ni à Astyanax, c'est à une mère et à un enfant que le spectateur s’intéresse; et, s'il se rencontre une mère qui ait pu livrer l'enfant d'une autre à la mort, on n’éprouvera jamais pour elle une sympathie entière et pure lorsqu'elle sera en danger de voir périr le sien. Je crois que pour prendre un intérêt complet aux malheurs d'un personnage quelconque, le spectateur a besoin de lui trouver des sentimens d'humanité. Un être humain qui pour connaître la pitié aurait attendu d'en avoir besoin, qui l'invoquerait sans l'avoir jamais sentie, courrait beaucoup de risque de n'inspirer qu'un faible intérêt. Tout ce qu'on lui devrait, ou du moins tout ce que l'on pourrait lui accorder, serait un pénible mêlange de commisération et d'horreur; et Andromaque elle-même, s'il était vrai qu'elle eût commis une cruauté pour prévenir une infortune, nous toucherait bien moins quand cette infortune vient à l'accabler; ses douleurs auraient l'air d'une punition du ciel; ses larmes auraient, pour ainsi dire, été souillées dans leur source même; elles auraient perdu ce qu'ont de plus puissant et de plus sacré les larmes d'une mère qui supplie pour la vie de son enfant.