Page:Otlet - Problèmes internationaux et la guerre.djvu/308

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2. Les caractéristiques de l’apport de chaque nation à l’œuvre totale de la science sont fort intéressantes à constater, bien que les recherches à ce sujet n’aient encore donné que des résultats pou nombreux. La guerre a produit déjà et produira davantage par la suite des études sur le génie scientifique propre des peuples en présence. C’est le manifeste des intellectuels allemands qui a provoqué surtout ces études. On a opposé l’esprit de libre recherche à la discipline dans le travail scientifique, la synthèse généralisatrice et la découverte révolutionnante, la méthode rigoureuse et l’amour de l’exactitude dans le détail[1].

3. L’objectivité scientifique a été mise à dure épreuve pendant la guerre. Le souci de la vérité s’est trouvé en conflit avec le patriotisme et le nationalisme. Ici il y a eu aveuglement, contagion sociale de la folie guerrière, avec tendance volontaire à l’indulgence mais sans que la bonne foi ait pu être suspectée. Là au contraire il y a eu mauvaise foi absolue et volonté de faire servir la science, souvent le crédit attaché à la personne du savant, pour aider à des buts patriotiques. Il en est résulté une diminution sensible de la moralité scientifique. Si Pasteur a dit que la science n’a pas de patrie, mais que les savants en ont une, cela ne veut pas dire qu’ils ont à se compromettre dans les tâches lourdes de la politique ou à faire attention à la nationalité de celui qui découvre plutôt qu’à la découverte elle-même. Aussi la guerre a-t-elle créé des antagonismes profonds entre savants des pays qui se combattent. Que dirait aujourd’hui Renan qui après 1870 écrivait : « J’avais fait le rêve de ma vie de travailler à l’alliance intellectuelle, morale et politique de l’Allemagne et de la France, alliance entraînant celle de l’Angleterre et constituant une force capable de gouverner le monde, c’est-à-dire de le diriger dans la voie de la civilisation libérale. Ma chimère est détruite pour jamais[2]. » Cette autre déclaration, faite depuis la guerre mérite d’être retenue : « Les universités françaises, elles, continuent de penser que la civilisation est l’œuvre, non d’un peuple unique, mais de tous les peuples ; que la richesse intellectuelle et morale de l’humanité est créée par

  1. M. Ed. Perrier, de l’Institut de France, directeur du Musée national d’histoire naturelle, leur a consacré tout un livre, France et Allemagne. Il exprime cette conclusion : « Tandis qu’en France la science servait de base solide aux plus hautes et aux plus généreuses spéculations et porte en elle l’aspiration vers la paix universelle dans la liberté, en Allemagne elle est demeurée la servante des visées dominatrices de ses surhommes et l’instrument néfaste d’une barbarie moderne. » M. Perrier rapporte comment Pasteur a refusé, après en avoir référé à J.-B. Dumas, le million qu’on lui offrait pour monopoliser sa découverte sur le charbon et cacher au public sa méthode. Cent autres, en France, se sont inspirés de tout temps des mêmes sentiments. — Voir aussi Duheim, La science allemande et la culture française, et la définition d’Appel à l’Académie des sciences, décembre 1914.
  2. Renan, Réforme intellectuelle et morale de la France.