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BIBLIOLOGIE

le Livre, mais inversement celles du Livre sur la Logique à laquelle il est venu apporter un instrument propre à des démonstrations rigoureuses et enchaînées en vaste système. (Par exemple qu’aurait été la Logique en œuvre dans la géométrie si elle n’avait pu s’exprimer dans les VIII livres d’Euclide). De même les influences corrélatives du Livre sur la Psychologie (formation de l’Esprit) sur la Technique (signification claire donnée aux choses produites) sur la Société (extension et précision du lien social), manière dont le livre réagit sur les phénomènes sociaux, en particulier, action du livre sur un public ou une foule dispersée et réciproquement.

Une formation systématique des termes pourrait exprimer clairement ces corrélations dans les deux sens. On dirait Logique, Psychologie, Technologie et Sociologie bibliologiques. On dirait corrélativement Bibliologie, logique, psychologique, technologique et sociologique.

152 La Linguistique ou Philologie Bibliologique.

1. Les rapports de la Bibliologie et la Linguistique constituent ce qu’on pourrait dénommer la Philologie bibliologique. Celle-ci a pour objet de montrer comment, à l’origine, s’est opéré le prolongement du langage dans le signe, après que la pensée elle-même sensation, sentiment, idée se fut frayée un chemin extérieur par ce même langage, comment la langue a trouvé dans le livre le moyen de se fixer et progresser jusqu’aux formes complexes de la littérature, comment elle continue sans cesse de se développer par plus de livres, par la nécessité d’incorporer plus de pensées dans plus de documents, comment à cette fin elle procède sans discontinuer à l’amplification du vocabulaire, de la nomenclature, de la terminologie.

2. Les systèmes phonétiques, les systèmes morphologiques, les systèmes psychologiques du langage sont aussi complétés par un système bibliologique. Les travaux poursuivis depuis plusieurs siècles sur les langues, les études de grammaire comparée sont une indication de ce qui peut être attendu des études sur les livres. On a envisagé d’abord de classifier les langues envisagées successivement à divers points de vues, puis envisagées dans leur ensemble. On a examiné ensuite l’évolution de chaque groupe systématique de langages à travers le temps et vu la marche qu’il a suivie et dû suivre. D’où des études du point de vue étymologique et généalogique, des études dans les trois parties bien distinctes du langage, la phonétique, la morphologie, la syntaxe ou partie psychologique. Les formes bibliologiques étudiées d’après des méthodes analogues fourniront des résultats non moins remarquables.

3. Les textes pour l’étude des langues offrent des éléments précieux. Pour les langues anciennes les faits se laissent observer seulement avec leur aide. C’est sur des documents écrits qu’on observe par exemple l’attique, le gothique ou le vieux slave. On peut aussi déterminer l’état d’une langue à un certain moment, dans certaines conditions et l’examen des textes est alors le substitut de l’observation directe devenue impossible. Mais la langue écrite est bien loin d’enregistrer exactement tous les changements de la langue parlée, il y a des différences variables suivant les individus et leur degré de culture. Or, les langues romanes n’ont pas continué le latin littéraire, mais surtout le latin vulgaire. Les textes d’époques diverses fournissent des états de langue successifs. Les changements essentiels auxquels est dû le passage du type latin ancien au type roman, du IIIe siècle au Xe siècle après J.-C. trouve sa trace dans les monuments écrits. Mais la transformation des langues s’est faite aussi hors des textes. La Linguistique fait ses rapprochements en posant une « langue commune » initiale (Ursprache). Chaque fait linguistique fait partie d’un ensemble où tout se tient (système linguistique). On rapproche donc non pas un fait de détail d’un autre fait de détail, mais un système linguistique d’un autre système.

4. Dans chaque région il y a un groupe de parlers locaux de même famille et une langue écrite, langue de civilisation qui sert à tous les usages généraux, aux relations avec l’ensemble du pays et qui est la langue du Gouvernement, de l’école, des administrations, de la presse, etc. En pareil cas, la langue écrite a sur les parlers locaux une forte influence[1]. Ainsi en France. Au Ve siècle avant J.-C., en Grèce, presque chaque localité grecque avait son parler propre alors qu’à partir de cette époque l’action de la langue générale de plus en plus forte élimine les unes après les autres les particularités locales et une langue commune fondée sur l’usage attique se répand sur toute la Grèce. Cette observation éclaire la notion de « langue classique ».

5. Il advient qu’une population toute entière sans voir renouveler sa population change de langue. C’est le cas de l’Égypte où après avoir persisté durant encore 4.000 ans des périodes historiques, l’égyptien est sorti de l’usage et a été remplacé par l’arabe. Sur le territoire actuel de la France, le gaulois a dû arriver avec la conquête celtique durant la première moitié du millénaire qui a précédé l’ère chrétienne ; puis il a cédé la place au latin après la conquête romaine. On ne peut donc pas identifier un pays avec la langue qu’on y parle, ni inversement une langue avec un pays. Cette observation a son importance dans la classification des documents.

  1. A. A. MEILLET : La méthode comparative et linguistique historique, p. 73.