Aller au contenu

Page:Ourliac - Nouvelles.djvu/48

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Schérer, son attitude passive dans leurs entretiens, chatouillaient l’orgueil de Lapointe, et cette compagnie complaisante lui devint nécessaire.

Mais si l’ex-caporal l’emportait sur plusieurs points, il avait aussi son grain de jalousie qui suffisait à empoisonner ses triomphes ; Schérer n’avait qu’une jambe ; Lapointe n’en avait point, le même boulet les avait emportées toutes deux ; il marchait, pour ainsi dire, fiché sur trois piquets, en comptant sa canne, comme un épouvantail à moineaux. À tout âge, Lapointe en est la preuve, on tient aux agréments du corps. L’artilleur était en outre de stature fort inférieure, bien qu’on l’accusât d’avoir ajouté, dans ses jambes de bois, trois bons pouces à sa taille naturelle ; avant d’entrer au 4e d’artillerie, auquel corps il ne fut attaché qu’en qualité de soldat du train des équipages, il n’était que voltigeur, et son grade de caporal faisait foi qu’il avait achevé ses services dans l’infanterie. De là une secrète et une profonde rancune que nourrissait Lapointe contre Schérer sur ses cinq pieds huit pouces ; mais Schérer, docile sur tout le reste, était fort légitimement délicat sur cet unique sujet ; de là parfois, après boire, des nuages entre nos amis. Schérer, aveuglé par l’ivresse, malmenait Lapointe ; Lapointe refusait de payer le vin bu, cette menace enflamma souvent le débat ; les amis s’oubliaient au point d’en venir aux mains, et la garde les rapporta plus d’une fois à l’hôtel ; mais ce n’étaient, comme j’ai dit, que des nuages, et je n’entre dans ces détails que pour mettre en son jour le singulier mélange d’aigreur, d’abandon, de rancune et de politique, qui régnait dans les rapports d’amitié de ces deux hommes.