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Du coup, les capitalos mettront les pouces : pour conserver leur saint-frusquin, ils nous autoriseront à ne travailler que six heures…, pourvu que ce soit à leur compte.

Le Fiston. — Pour lors, à ton avis, ce qu’on doit viser c’est le chambardement général : en exigeant beaucoup on a chance d’obtenir quéque chose, tandis qu’en mendigottant peu, on ne récolte que des rogatons et des avaros.

Bibi. — Tu dis vrai, nom de dieu ! Mais, le jour où on se foutra en chantier pour prendre le plus, on serait rien daims de se contenter d’un acompte.

Le Fiston. — Je vois bien où tu veux en venir, mais un coup la vieille baraque foutue à bas, comment s’alignera-t-on ? J’ai peur que les feignants ne vivent aux crochets du populo ?

Bibi. — Où vois-tu les feignasses dans la société actuelle ? C’est-y du côté des prolos ? Non ! Celui qui tire à cul, que dans les ateliers on traite de feignasse, il ne fait cela que parce qu’il se rend plus ou moins compte que son travail ne profite qu’à l’exploiteur : moins il en fait, mieux ça vaut !… Mais le jour où il turbinera pour lui, tu le verras se dégourdir !

Les vraies feignasses, ce sont les capitalos et la racaille de la haute ; ces maudits enjoleurs, pour qu’on n’aperçoive pas leur flemme, gueulent « aux feignants », comme le cambrioleur qui se débine dans la rue crie « au voleur » pour qu’on ne l’arquepince pas.

Le travail est une gymnastique nécessaire : celui qui n’en fout pas un coup d’un bout de l’an à l’autre, tombe malade. Évidemment je parle d’un turbin modéré, ne tuant pas son homme à la peine, — tel qu’il sera à l’ordre du jour dans la société anarchote.

Le Fiston. — Je saisis le coup. Mais, une supposition : que des types refussent de travailler et veuillent vivre aux crochets des turbineurs, que fera-t-on pour empêcher ça ?

Bibi. — Y a deux systèmes. Je vas, par un exemple, te donner à choisir : figure-toi que la société est seulement composée de vingt personnes, ayant toutes un métier utile. Malheureusement, sur les vingt, y a un feignant qui refuse de travailler et qui veut vivre aux crochets des copains. Les 19 autres groument, nom d’une pipe ! Après bien des discussions, ils décident de couper les vivres au mec et, pour l’empêcher de rien barbotter, ils choisissent le plus grand, le plus fort et le plus bête d’entre eux, qu’ils bombardent gendarme.

Un beau soir, le pandore paume le feignant sur le tas, en train de tordre le cou à une poule ; il le passe un brin à tabac et l’amène aux camaros.

Qu’en foutre ? Si on le relâche, il s’en retournera chopper les poules. Après bien des hésitations, on décide de le foutre à l’ombre.

Mais où ? Faut une prison ! Pour ça, on délègue le maçon et le serrurier qui, pendant quelques semaines, lâchent leur turbin utile pour édifier cette saloperie appelée « prison ».

On y enfourne le feignasse.

À ce moment, un remords germe dans le siphon des 19 : « Avons-nous le droit de priver ce coco de sa liberté ? »

Après s’être bien chamaillés, s’être foutus des gnons sur le gnasse, ils accouchent d’une constitution. Comme ils sont très démoc-soc, ils organisent la législation directe du peuple par le peuple, avec referendum et tout le bazar ! Une salade qui, pour ne pas être russe, n’en est pas moins infecte.

Maintenant, y a pas erreur ! On a le droit de mettre le feignasse au clou, à condition qu’un jugeur le condamne.

Faut donc décrocher un jugeur ! On donne cette corvée au plus salaud des 19.

Enfin, ça y est, le feignant est au ballon ! Mais, comme il la trouve mauvaise, il a fallu lui coller un gardien. On a choisi pour ça, — toujours sur les 19 ! — le plus sournois de la bande.

Récapitulons : pour se garer d’un flemmard, mes 19 andouilles sont donc arrivés à nourrir à rien foutre :

Primo, un gendarme,

Deuxièmo, un jugeur,

Troisièmo, un gaffe,

Quatrièmo, pendant un sacré temps, le serrurier et le maçon ont eu un tintouin du diable pour bâtir la prison, — tandis qu’ils laissaient les turnes des bons bougres se délabrer.

Cinquièmo, le plus gondolant, c’est que mes 19 loufoques nourrissent tout de même leur feignant : faut qu’il bouffe, au clou !…

Voilà, fiston, ce qui se passe en grand dans la vache de société actuelle. Pour ne pas nourrir une flemme, on en nourrit quatre !

Dans une société anarchote, on manœuvrera autrement : s’étant rendu compte qu’il est plus onéreux de foutre un salopiaud au clou, que de le laisser vagabonder, on se résignerait à le nourrir… en le méprisant.

Or, pour supporter le mépris de tous, faut une sacrée dose de caractère, incompatible le plus souvent avec la flemmenza. Le feignant serait vite dégoûté de son innoccupation et bricolerait.