Page:Pétrone, Apulée, Aulu-Gelle - Œuvres complètes, Nisard.djvu/360

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bien su prendre de l’âne sa forme et ses misères, mais non son cuir épais ; ton épiderme est toujours aussi mince que celui d’une sangsue. Que ne prends-tu quelque parti énergique pour ta délivrance, tandis qu’elle est possible ? L’occasion est des plus belles. Cette vieille n’a que le souffle : est-ce une surveillante comme elle qui t’arrête ? Une ruade de ton pied boiteux va t’en faire raison. Mais où fuir ? où trouver asile ? Sotte appréhension ! voilà bien raisonner en âne. Est-ce que le premier passant ne va pas se trouver heureux de t’avoir pour monture ? Cela dit, d’un effort vigoureux je romps mon licou, et je me mets à jouer des quatre jambes.

Mais mon mouvement n’avait pas échappé aux yeux d’épervier de la maudite vieille. Avec une résolution qu’on n’aurait attendu ni de son sexe ni de son âge, elle saisit mon licou, dès qu’elle me voit en liberté, et s’efforce de me retenir et de me rattacher. La perspective du traitement que me gardaient les voleurs me rendit impitoyable. Je lui appliquai une ruade qui l’étendit sur le carreau ; mais la malheureuse, toute renversée qu’elle était, se cramponne obstinément à la longe, et se fait traîner quelques pas tout en hurlant, pour obtenir main-forte ; mais elle s’égosillait en pure perte : nul n’était à portée, excepté la jeune prisonnière. Celle-ci accourt au bruit, et voit (spectacle mémorable) une Dircé en cheveux blancs, que tirait un baudet en guise de taureau. D’une énergie toute virile, elle tente aussitôt le coup le plus hardi. Elle arrache la courroie des mains de la vieille, me flatte de la voix pour me faire arrêter, saute lestement sur mon dos, et me fait détaler à toute bride.

Moi qui n’aspirais qu’à m’échapper, qui brûlais de sauver la jeune fille, et qui, de plus, recevais d’elle quelque avertissement manuel de temps à autre, je me lançai au galop en vrai cheval de course, non sans essayer de donner de mon gosier pour répondre à sa douce voix. Quelquefois même tournant la tête, comme pour me gratter le dos, je me hasardais à baiser ses pieds charmants. Enfin, poussant un profond soupir, et s’adressant au ciel avec l’expression la plus fervente : Grands dieux ! s’écria-t-elle, secourez-moi dans cet affreux péril. Et toi, Fortune cruelle, cesse enfin de me persécuter ! Ne suffit-il pas à tes autels des tourments que j’ai subis ? Et toi, mon libérateur, mon sauveur, si par ton aide je puis revoir le foyer paternel, si tu me rends à mon père, à ma mère, au jeune homme charmant à qui je fus promise, quels remerciements ne te devrai-je pas ? Combien je te choierai ! quelle chère je te ferai faire ! Cette crinière sera peignée, parée de mes mains ; je partagerai en belles touffes le bouquet de ton front ; les soies de ta queue, que je vois si mêlées et si rudes parce qu’on ne les lave jamais, je veux, à force de soin, les rendre nettes et luisantes : tu auras des colliers d’or, un harnais relevé en bossettes d’or ; tu brilleras de tous les feux du firmament ; tu ne marcheras qu’en triomphe, au milieu des acclamations publiques ; chaque jour tu t’engraisseras d’amandes et de friandises, offertes de ma propre main dans un tablier de soie. C’est peu d’une nourriture exquise, d’un complet repos, de toutes les douceurs de l’existence : je veux que ta vie soit embellie encore par les honneurs et la gloire. Je veux, par un durable monument, perpétuer le