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C’est à peine si j’avais eu conscience du rôle qu’il avait joué lorsqu’il nous quitta après nous avoir mis sur rade au milieu d’une forêt de navires. Je fus seulement frappé du peu de temps qu’on mit à faire sous ses ordres un travail assez compliqué pourtant, car il s’agissait de nous « afourcher » sur deux ancres selon les règlements du port. Je ne l’ai apprécié que plus tard et par comparaison avec d’autres pilotes que j’ai vu crier et se remuer beaucoup pour faire la même chose. Je le vis partir avec regret, et malgré le désir que j’avais de la terre, après plus de trente jours de mer qui m’avaient paru un siècle, je ne pensai à la bien regarder qu’après son départ.


Regarder la terre, quand il s’agit de Saint-Pierre, aux premiers jours d’avril, est une façon de parler : c’est regarder la neige qu’il faut dire. Et lorsque celle-ci s’est enfin fondue sous le soleil de juin, on n’aperçoit plus que des pierres arides. Çà et là sur la montagne, au fond des creux, quelques poignées de terre végétale, produit de la désagrégation des rochers par la fonte des neiges et sur lesquelles s’alimentent de maigres sapins et bouleaux. Un certain nombre de riches habitants ont pu, à grand travail, réaliser de minuscules jardins en couvrant de quelques décimètres de cette terre des enclos préparés : on ne trouve pas d’autres spécimens de culture dans l’île. En fait de légumes comme de viandes, tout ce qu’on y voit de frais est