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versés en silence, dans la solitude et pendant les heures qui devaient être consacrées au sommeil ; car, au milieu de ces hommes et dans la fermeture inconsciente et obstinée de mon âme à tout ce qui était étranger à mes propres peines, je ne pouvais encore ni sentir ni deviner des sentiments humains sous la rude écorce de mes compagnons. Mon isolement s’agrandissait encore de ce fait que je ne pouvais écrire à ma famille. Parti comme novice, et en vrai novice, je n’avais même pas songé à me prémunir de tout ce qu’il me fallait pour écrire. Lorsque j’osai me résoudre à emprunter une première feuille — et non deux —, je n’arrivai qu’à détremper mon papier de mes larmes. Ce ne fut que la veille du départ que je pus enfin envoyer quelques mots tout brouillés, malgré la précaution que j’avais prise de tenir la tête fortement renversée en arrière pendant que j’écrivais. Ainsi je laissai passer les délais pendant lesquels j’aurais pu espérer une réponse. Dans mon égoïsme de malheureux, il m’eût été si doux de savoir que ma famille me pleurait aussi !

Mais cette lettre tant désirée n’eût sans doute fait qu’aggraver ma douleur. Tout ce qui me rappelait trop directement ce foyer volontairement quitté me faisait m’affaisser sur moi-même. Un jour que j’étais allé chercher je ne sais quel vêtement dans mon coffre, la vue du bel ordre qui y régnait, et qui était l’œuvre de ma sœur, évoqua si violemment les heures du départ, et me causa une telle angoisse que je bouleversai tout