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Page:Pages choisies des auteurs contemporains Tolstoï.djvu/254

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de lectures, mais pourtant je m’en allais rôder pendant de longues heures dans les allées de notre vieux parc, pensant à Dieu sait quoi, agitée par des pensées sans nom. Parfois, pendant les nuits claires surtout, je restais jusqu’à l’aurore accoudée à ma fenêtre, et il m’arrivait dans la nuit de m’envelopper dans mon châle et de parcourir le parc silencieux et baigné dans la lueur pâle de la lune ; et j’allais même jusqu’à m’aventurer dans les champs déserts. Aujourd’hui il m’est difficile de me rappeler et de comprendre les rêves qui hantaient mes nuits inquiètes d’alors. Et lorsque je m’en souviens, j’ai de la difficulté à croire que c’étaient bien là des rêves à moi, tellement ils étaient bizarres et éloignés de la réalité.

À la fin de mai, Serge Mikhaïlitch revint comme il nous l’avait promis. C’était un soir que nous ne l’attendions point. Nous étions assises sur la terrasse et nous apprêtions à prendre le thé. Le parc était rempli de verdure et de fleurs, et dans les touffes de jasmin et de lilas les rossignols chantaient déjà. Il faisait une soirée délicieuse. La rosée brillait sur l’herbe, et derrière les jardins on entendait le murmure confus d’une journée de labeur à son déclin, les chants des travailleurs, le beuglement des troupeaux et le hennissement des chevaux qui revenaient du pâturage. Le vieux jardinier Nikon allait et venait dans le parc avec un grand baril d’eau et arrosait les plantes, les fleurs et les arbres. Sur la terrasse était dressée la table, couverte d’une nappe blanche, sur laquelle luisait le samovar qui chantait déjà, et jaunissait de ses reflets les gâteaux et les craquelins aux amandes ; un pain chaud encore, le beurre et la crème étaient rangés symétriquement dans un angle. Katia, de ses mains