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LA SENSIBILITÉ INDIVIDUALISTE.

l’orgueil de soi par l’humiliation inséparable de tout dressage social. C’est pourquoi l’individualiste a le sentiment d’une lutte sourde entre son moi et la société. Il ne veut pas être dupe ; il ne veut pas s’effacer devant les préjugés. « J’ai toujours vu, écrit Sainte-Beuve, que, si l’on se mettait une seule minute à dire ce que l’on pense, la société s’écroulerait. » Stendhal dit : « La société ne m’a pas fait de concession ; pourquoi lui en ferais-je ? » — En même temps l’individualiste sent vivement la difficulté d’échapper à la société : « Je suis chaque jour plus convaincu, dit Benjamin Constant, qu’il faut ruser avec la vie et les hommes presque autant quand on veut échapper aux autres que lorsqu’on veut en faire des instruments. L’ambition est bien moins insensée qu’on ne le croit ; car, pour vivre en repos, il faut se donner presque autant de peine que pour gouverner le monde[1]. » — Stendhal loue ceux qui, dans la vie, « ne se soucient pas plus de commander que d’obéir. » — Ligne difficile à tenir. La société ne vous passera pas cette fantaisie. Elle vous dira : « Il faut commander ou obéir, ou plutôt les deux à la fois. Il faut tenir votre place et jouer votre rôle. » L’individualisme est une façon de se dérober, une façon de fermer sa porte, de défendre son for intérieur ; c’est l’isolement hautain de l’individu dans la forteresse de son unicité ; c’est une sécession sentimentale et intellectuelle. Content d’échapper à la société, l’individualiste la

  1. Benjamin Constant, le Journal intime, p. 80.