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LE ROMAN DES QUATRE

Vers neuf heures, disait l’Extra, Mouton avait été appelé au téléphone. On le mandait immédiatement au « Monde » avait-il dit à son ami Durand en sortant du cabinet téléphonique de l’hôtel. Durand l’avait vu descendre à la hâte et héler un taxi « Feuille d’Érable » qui passait juste en ce moment devant l’auberge. Paul n’avait pas songé à en prendre le numéro. Depuis, on ne l’avait pas revu. Aux bureaux du « Monde » personne n’avait vu Mouton et n’avait téléphoné à son hôtel. À ceux de la Compagnie « Feuille d’Érable », on déclarait qu’après information prise, aucun chauffeur n’avait embarqué un client à cet endroit. Mais au poste de police de Montréal-Est, un chapeau, avait été rapporté, chapeau que l’on avait trouvé dans la rue, de plus, un policier avait remarqué un taxi « Feuille d’Érable » dont l’allure lui avait semblé suspecte. Appelé au poste, Durand n’avait pas hésité à reconnaître dans le chapeau que l’on avait trouvé le couvre-chef de son ami.


V


C’est à ce stage de l’affaire que je commençai à y être mêlé intimement.

J’ai toujours eu mon étude et ma demeure dans la même maison, ce qui réduit considérablement les charges et me permet de recevoir mes clients à toutes les heures du jour et même de la soirée.

Chaque année, j’envoie ma famille passer la belle saison au Lac Roy, Val Morin, dans les Laurentides, et, le vendredi soir, je pars rejoindre les miens pour en revenir le lundi matin. C’est dire que durant les jours de la semaine, je suis complètement seul ici.

Le Lac Roy se compose d’une dizaine de chalets érigés sur les bords d’un lac artificiel, un ruisseau que l’on a endigué, à environ trois milles de la gare de Val Morin. C’est un vallon encerclé de pics abrupts auquel on ne parvient qu’après avoir grimpé une série de côtes ardues et presqu’impraticables, surtout au lendemain d’un orage.

Le cottage voisin du mien était habité par un nommé Morin, un brave marchand retiré des affaires après fortune faite. Il occupait la maison rustique avec son beau-frère, le dentiste Chartier et une remuante armée de mioches. Chartier revenait en ville chaque lundi matin, avec moi, et ne retournait au lac que le vendredi soir : mais Monsieur Morin ne faisait en ville que de rares apparitions. Les deux beaux-frères étaient des pêcheurs enragés et, par pluie et beau temps, on était certain de les voir ancrés sur le lac, la ligne tendue.

Je suis moi-même un pêcheur assez passionné ; mais je suis surtout un marcheur et, pêcher sur le lac, à deux pas de la maison, ne me disait rien. Je commençai par aller prendre cette jolie truite des ruisseaux dans le Lac Valiquette, puis la « barbotte » qui abonde dans le Lac Kieffer ; mais je ne tardai pas à trouver ces endroits d’un accès trop facile et je m’éloignai de nouveau. À quatre milles environ, je découvris le lac Adolphe, perdu dans la forêt, encavé entre six montagnes, où la truite était abondante et je remerciais le ciel de m’avoir accordé en quelque sorte le monopole de cet endroit délicieux. J’avais bien proposé à mes voisins de m’accompagner ; mais la perspective d’une marche de quatre milles à travers bois et montagnes ne semblait pas leur paraître très alléchante, principalement pour le Dentiste Chartier, qui commençait à prendre du ventre.

Je me croyais donc certain de demeurer le seul exploiteur du lac poissonneux quand, un jour, je remarquai, sur la rive opposée, un concurrent en train de tendre ses lignes. Rencontrer l’un de ses semblables en un endroit sauvage et désert, loin de toute civilisation, procure toujours une émotion délicieuse ; même lorsque ce dernier est un compétiteur éventuel. Comme je constatais que, malgré sa patience, il ne prenait rien, je lui criai : « Venez par ici, l’ami, la place est bonne ! »

Il accéda à ma demande et, de ce jour, nous nous rencontrions chaque samedi et chaque dimanche. Il me raconta qu’il était de New-York où il dirigeait une importante maison de finance, que son médecin lui avait prescrit un séjour prolongé dans nos montagnes. Sur lui-même, il ne donna jamais d’autres précisions et c’est, de par notre profession, un devoir d’être discret.

De mon côté, et, sans qu’il ne m’interrogeât, je lui déclinai mes nom et prénoms, ma profession, et, comme il était un homme charmant et spirituel, aussitôt qu’il eut découvert ma toquade pour les fleurs et les insectes, il se fit un devoir d’orienter la conversation vers mon sujet favori en fai-