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ŒIL POUR ŒIL

avec la régularité et l’ordre qui avait accoutumé de régner chez les von Buelow.

Le vin généreux et vif égayait les convives. Dans la haute société uranienne, on se piquait de parler le français dans sa pureté même, et bientôt au verbe qui circulait sur chaque lèvre, l’on se serait cru sur les bords de la Seine.

Comme le vin pétillait dans les coupes, l’esprit pétilla. Les aimables plaisanteries, les jeux de mots, les marivaudages, toutes ces insignifiances de langage qui font le charme des réunions mondaines qu’agrémentent la compagnie des femmes, se donnèrent libre cours.

Et cela dura jusqu’à l’heure des toasts ; on but au roi, à l’Uranie, à l’hôte. Herman lui-même, toujours calme et sérieux plus qu’il ne convenait à son âge, donnait dans la gaieté générale, tout entier à la joie de la bonne chère, du luxe, de l’élégance.

Une fois, il lui adressa la parole, une question banale, posée pour dire quelque chose, pour être poli. La réponse lui parvint. Il ne s’occupa guère d’en percevoir le sens. Le son de la voix pénétra en lui, faisant jaillir par sa seule tonalité, des émotions nouvelles.

Et quand il fut seul, qu’un à un, les invités se furent retirés, que le dernier auto eût démarré et fut disparu au loin sur la grande route il revêtit son paletot et par cette nuit fraîche d’octobre se promena longuement sur la terrasse, regardant sur l’eau sombre de la mer frissonner le sillage blanc que la lune y posait.

Des yeux grands et noirs peuplaient la solitude, une voix chantante et fluide animait le silence.

Pourtant, ce n’était pas la première fois qu’il rencontrait Natalie Lowinska. Pourtant il n’était pas de par l’habitude d’une vie sévère et de commandement prédisposé à la sentimentalité.

Mais ce soir à l’aurore des temps nouveaux qui s’élevaient de l’horizon débarrassé des nuages sombres de la guerre, il entendait partout monter, avec l’hymne ardent de sa jeunesse, le poème d’amour qui soulevait l’humanité.

Natalie Lowinska, la dernière fois qu’il la vit, n’était qu’une enfant. Ce soir elle lui était apparue femme et sa vue et sa présence avait fait naître en lui des instincts de paternité et de continuité de la race, qui lui gonflait le cœur.


V


Herman von Buelow fut bientôt pris dans le tourbillon des réceptions, des fêtes et des galas. Une orgie d’amusements régnait au sein de toutes les classes. C’était la réaction inévitable après les jours de tristesse vécus depuis quatre ans.

Les cafés, les théâtres rouvraient leurs portes. L’opéra chaque soir attirait des foules avides de musique et de spectacles. La Borina triomphait à Leuberg. Personne n’ignorait la passion fatale qu’elle inspirait au jeune roi. Le trésor de l’État passait dans sa bourse. Elle possédait un hôtel, une domesticité nombreuse. Les soirées qu’elle donnait étaient recherchées par l’élite. Les courtisans se pressaient autour d’elle, espérant qu’un mot, une phrase dite à propos leur ferait octroyer les faveurs de la Cour.

Pendant ce temps, chez le peuple, un mécontentement sourd grondait. Un rédacteur de journal s’était même avisé d’écrire un article peu révérencieux pour la personne auguste du souverain. Il disparut. Sans procès, on le jeta en prison, exemple salutaire croyait-on à ceux qui seraient tentés d’imiter le même langage.

Erreur politique profonde ! Un autre reprit la plume arrachée de ses mains. D’autres articles parurent. Karl les ignora. Autour de lui les flatteurs se pressaient. Personne n’osait élever la voix pour lui reprocher sa conduite. Sauf un. Von Buelow. Bravement, sans s’occuper des conséquences qui pourraient résulter pour lui, il morigéna le roi, lui montra ce que sa conduite avait de dangereux, pour lui, pour les institutions dont il était le représentant et pour le pays. Il l’adjura de mettre fin à sa liaison, appelant l’histoire à sa rescousse, lui montrant que les