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ŒIL POUR ŒIL

mer le feu aux poudres, fit des jaloux, des envieux, des mécontentements. La semence était jetée qui germera bientôt.


VI


Le feu couvait qui devait amener le grand cataclysme, comme couvent ces petits feux sous la mousse des forêts, invisibles et pervers, et qui, lorsque s’élève le vent se propagent avec une rapidité foudroyante, et ravagent impitoyablement tout ce qui se trouve sur leur passage. L’incendie est maître de la situation, un maître terrible, invincible. Il est trop tard pour le subjuguer.

La ville de Leuberg, comme les autres villes de l’Uranie, où des sociétés secrètes révolutionnaires s’étaient formées, n’avaient rien perdu de sa physionomie habituelle. Les affaires étaient les mêmes, les plaisirs les mêmes, la foule la même. Le feu couvait au-dessous. C’était un feu souterrain.

Seuls quelques esprits avisés pressentaient les événements.

La saison mondaine, cet automne-là, fut plus brillante que jamais, et Herman von Buelow, nous l’avons vu, se trouva comme les autres, emporté dans le tourbillon. La jeunesse affamée de plaisirs dansait tous les soirs, au son des musiques et tsiganes, alors en grande vogue. Plus que jamais, on pouvait dire que la population dansait sur un volcan.

Chez Natalie Lowinska, un grand bal réunit un soir tous les représentants de l’aristocratie. Natalie habitait avec son frère, avenue des Tilleuls, l’une des plus fashionables de la ville et qui est pour Leuberg ce qu’est la chaussée d’Autin pour Paris et le Fifth avenue pour New-York.

Combien la lumière attire les phalènes, Natalie attirait à elle les jeunes gens les plus en vue de par leur situation et l’état de fortune familial. Une nuée d’adorateurs l’entouraient. Naissance, éducation, beauté, richesse. Elle avait tout ce qui plaît, tout ce qui séduit.

Depuis le soir de son retour Herman von Buelow ne l’avait pas revue, n’avait pas cherché à la revoir. Quand la comtesse sa mère amenait la conversation sur le sujet mariage et lui vantait les charmes et les qualités de la jeune fille, il se contentait de répondre évasivement et… au grand désappointement maternel, parlait d’autres choses. Mais la fondation d’un foyer s’associait dans son esprit au souvenir de Natalie. Il gardait son image en lui et avec délices se plaisait à songer à cette minute fugitive où il avait connu la caresse de ses yeux. Ce soir là, il revêtit l’uniforme des dragons du roi, sabre au côté, et épingla sur sa poitrine ses diverses décorations.

Vers neuf heures l’auto était parqué devant l’entrée du château. Le valet pied, debout à la portière, salua le maître, ajusta ses couvertures sur ses genoux et prit place en avant à côté du chauffeur.

Les roues grincèrent sur le gravier de l’allée, et peu après, l’auto s’engageait sur la grande route.

Il était près de dix heures quand Herman von Buelow fit son apparition à la demeure des Lawinski. Il pénétra dans le salon, illuminé à profusion, présenta ses hommages à la jeune fille. L’affluence, autour d’elle, de jeunes gens, cherchant à accaparer son attention, l’impressionna désagréablement.

Elle répondit à son salut, froidement, comme distraite et l’esprit ailleurs.

Était-ce en guise de représailles pour sa froideur à lui lors du dîner qui marqua son retour au pays ? Ou bien se souciait-elle réellement peu de ses hommages ?

Quelle impression Herman éprouva-t-il de cet accueil banal ? Nulle des personnes présentes n’aurait su le dire. Aucun muscle ne tressaillit dans son visage impassible. Il s’éloigna, fit le tour des groupes, s’attarda à causer avec des connaissances. Un observateur attentif aurait pu se rendre compte cependant qu’il surveillait chacun des mouvements et des gestes de la jeune fille, qu’il épiait celui d’entre les hommes présents qui paraissait avoir ses faveurs. Il reconnut tout de suite un jeune officier d’infanterie, un peu fat, et qui, à son gré, laissait trop voir le