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ŒIL POUR ŒIL

chestre ayant attaqué les premières mesures.

Von Buelow le toisa des pieds à la tête.

— Mon ami, j’aurais un mot à vous dire.

— Mademoiselle, voulez-vous nous excuser pour un instant.

Il entraîna le cavalier un peu à l’écart, et, tout bas, à l’oreille :

— Quelle arme préférez-vous ? L’épée ou le pistolet ? Je suis d’égale force aux deux. Danser avec Mademoiselle Lowinska, c’est une affaire avec moi.

L’autre crut qu’il plaisantait. Il regarda von Buelow et vit à l’air de décision que ses traits révélaient que la proposition était très sérieuse. Il n’osa pas miser sur le résultat, et saisit pour prendre congé et laisser le champ libre, le premier prétexte qui lui vint à l’idée. Une heure s’était à peine écoulée que von Buelow avait encore deux autres duels sur les bras. Le vide s’accentuait autour de Natalie qui ne comprenait rien à ces défections successives. Elles soupçonnait seulement, à son assiduité près d’elle, von Buelow d’en être l’auteur. Il lui parlait très peu. Elle s’aperçut que la main frémissait qui lui enserrait la taille, et que la voix grave du jeune homme avait soudain des inflexions plus vibrantes et plus douces.

Quel intérêt avait-il à agir ainsi ?

S’il ressentait à son égard, plus que de l’indifférence, il eût profité d’une circonstance où ils dînèrent, presque côte à côte, pour laisser au moins deviner ses sentiments. Elle ne savait que penser et lui gardait rancune de sa façon d’agir. Elle lui en voulait.

Le lendemain matin, quand elle apprit de Rhulman qu’il se battrait en duel à la prochaine aurore, et que, durant la matinée, deux autres de ses amis, voulant qu’elle sache ce qu’ils accomplissaient pour elle, lui annoncèrent la même chose, sa perplexité grandit.

Von Buelow avait causé de tout sauf d’amour. Pas une ombre de cour. Il s’était contenté de l’avoir près de lui, et à lui seul après l’avoir débarrassée des importuns qui s’interposaient entre elle et lui. Elle le détesta de ce qu’elle considérait être de l’égoïsme. Il ne lui vint pas à l’idée qu’il pourrait l’aimer, ni qu’elle pourrait l’aimer. Loin de là, elle le haïssait, elle le détestait pour cette étrange façon de s’imposer à son attention.

Elle ne pouvait s’empêcher de songer à lui. Son souvenir la poursuivait, la hantait, l’obsédait. Qu’adviendrait-il de ces diverses rencontres ?

Tout à coup, s’il allait être blessé, s’il allait être tué. Elle n’avait pas songé à cela. Elle le vit, étendu sur le sol, ensanglanté…

Son cœur se gonfla de pitié, aussi de tendresse. Une crainte folle la tourmenta. Elle pleura.

L’aimait-elle donc ?

Maintenant, elle regrettait son indifférence, petite vengeance concédée à sa vanité de femme, blessée par son indifférence à lui. Elle s’accusait d’être la cause de ce qui allait arriver.

Empêcher ces rencontres ? Il était trop tard !

Pas un ne reculerait.

La journée lui parut longue, horriblement longue, les heures tombaient lentement monotones et cruelles dans la désespérante anxiété de l’attente.

Von Buelow le soir même du bal, choisit ses témoins, deux officiers de son régiment qu’il amena à son château passer la nuit. Il leur dicta ce qu’il voulait d’eux : exiger que le duel ait lieu à l’épée, au premier sang. Le pistolet était une arme trop dangereuse. Il n’avait pas peur du résultat mais il ne voulait pas qu’une simple fantaisie un peu donquichotte dégénéra en drame. Son intention était de désarmer ses adversaires, peut-être aussi de leur faire au bras une simple égratignure. C’eût été dommage qu’un malheur se produisit.

Le lieu de la rencontre ?

Il y a, pas très loin de la ville un bois de cèdres et de sapins qui s’étend sur des milles et des milles. Il renferme à quelques arpents de la grande route, une clairière assez vaste où les ouvriers de la ville et leur famille vont en pique-nique