Aller au contenu

Page:Paquin - La cité dans les fers, 1926.djvu/55

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
53
LA CITÉ DANS LES FERS

— C’est tout ce que vous avez à me dire…

Elle se leva et de doucereuse sa voix devint plus aigre, presque méchante.

— André Bertrand, sachez ceci : que je vous ai aimé, que je vous ai adoré comme aucun être ne vous a aimé ni ne vous aimera jamais. Je vous ai aimé au point de refuser il y a un an un engagement à la Comédie française pour rester au pays, près de vous. Je ne désespérais pas de conquérir un jour votre cœur. J’ai refusé plusieurs fois des fortunes pour être fidèle à votre souvenir. J’ai attendu, vous réservant ma jeunesse à vous, vous seul. Vous n’en avez pas voulue, et dédaigneusement vous avez méprisé le don entier de moi-même que je vous offrais. Malgré les humiliations dont vous m’avez abreuvée autrefois, j’ai tenté auprès de vous cette suprême démarche. Vous rappelez-vous qu’une fois je vous ai dit que vous paieriez jusqu’à la dernière les larmes que j’ai versées pour vous.

Eh ! bien j’étais consentante à abandonner la vengeance éclatante que j’exerce sur vous… si vous aviez voulu… Mais vous n’avez pas voulu… Et maintenant… Maintenant… Je vous tiens André Bertrand…

Je vous tiens doublement. Car je pourrais vous tuer ici même et j’aurais dès demain la récompense de mon acte… Ce n’est pas satisfaisant. J’aime mieux vous voir souffrir et souffrir moralement comme j’ai souffert moi-même… Tout à l’heure vous verrez Lucille… Ou plutôt elle vous verra… elle me verra sortant de votre chambre…

Il pâlit et chancela.

— Déjà vous commencez à sentir sur vous les griffes de la torture morale. Sir Vincent Gaudry est ici… avec sa fille. En venant vous voir j’étais de complot avec lui. Je l’aurais trahi : j’aurais empêché que ne réussisse son plan admirablement conçu… Mais vous n’avez pas voulu… Et tout à l’heure Lucille me verra sortir de cette chambre… Et demain soir… elle recevra à un grand bal que son père donne en son honneur… et du tournant appuyé au bras d’autres hommes elle vous oubliera et vous… Vous serez ici, impuissant, seul, songeant que d’autres respirent son haleine, d’autres entendent sa voix et sentent frémir cette taille souple. Et vous ne pourrez pas assister à ce bal, puisque vous savez qu’aller à Montréal c’est aller à votre mort.

— J’irai répondit-il d’une voix sourde.

— Ah ! Ma vengeance ! je la tiens bien cette fois.

Elle ouvrit la porte et lui murmura assez fort pour être comprise de deux personnes qui circulaient par le corridor.

— Bonsoir mon cher André ! Quand te reverrai-je chéri.

Et les deux personnes qui passaient c’étaient Vincent Gaudry et la fiancée d’André.


XXII

LE BAL


André Bertrand demeura tout abasourdi de cette visite. Quand il se coucha la fièvre le dévorait… Toute la fatigue des derniers temps l’accabla. Un dégoût de vivre l’étreignit et fortement. Il voulut abandonner son œuvre dans un découragement qui s’empara de son être. Il avait beau vouloir classifier ses pensées, il ne le put. En lui tout était sombre.

Lutter ! Encore lutter !

Et pourquoi après tout ? Pour cette fumée de gloire qu’on aime à respirer et dont l’odeur captive et grise. Qu’est-ce que vivre ?…

Il dormit mal, très mal. Il salua le jour avec un sentiment joyeux de délivrance. Le soleil inonda sa chambre… En lui, il commença de se faire une éclaircie. Il vit clair…

Son énergie revint avec la lumière. Il alla à sa fenêtre. Le Saint-Laurent luisait. Lévis était enveloppée de rose tendre ; quelques rares promeneurs, sur la Terrasse, aspiraient l’air matinal.

Il sauta dans le bain l’eau froide le stimula… Dans son cerveau passa rapidement tous les faits qui ont donné lieu à cette entrevue de la veille.

C’était bien là, un coup de Vincent Gaudry. Il ne put s’empêcher de le trouver très habilement monté.

Les journaux de la veille étaient encore sur sa table. Il en prit un et, comme par hasard, il vit, qu’en effet ce soir même, le solliciteur donnait à sa résidence une grande fête en l’honneur de sa fille dont c’était l’anniversaire. Il avait dit qu’il irait. Il ira. Qu’importe qu’en ce faisant il risque sa tête. Pour lui, rien n’existait plus au monde que Lucille. Un désir violent était en lui de la revoir, de lui expliquer toutes les machinations dont il était victime. Il lui avait demandé de le croire malgré les apparences. Les apparences étaient défavorables. Elle le croira quand même.

C’était bien Sir Vincent l’instigateur de la visite d’Yvette Gernal à Québec. Depuis