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LA CITÉ DANS LES FERS

Les événements l’avaient dompté. Que faire maintenant. Lâcher à son tour ! Se soumettre ! Jamais !

— Te souviens-tu, Lucille, du jour où tu m’as dit : « là où vous irai j’irai ». Je ne croyais pas alors être en face d’un tel abîme. Tout s’écroule autour de moi, tout chancelle, je n’ai plus d’amis, je suis traqué. Et il continua de pleurer. La trahison de Boivin surtout l’oppressa. Il eut la tentation de se venger. Mais il la chassa. À quoi bon ? Oui ! à quoi bon ?

Lucille le regardait, accablée, elle aussi, de cette désolation qu’elle sentait profonde.

Il ne savait plus quoi faire ! Recommencer seul et refaire bloc par bloc l’Édifice détruit. Demeurer le champion irréductible de la Liberté de son peuple.

Dans l’armistice on accordait les droits pour lesquels il avait tant combattu. Il n’était plus utile à rien. Fuir loin, bien loin, amenant avec lui, la seule personne qui lui était demeurée quelque peu fidèle ? Avait-il le droit maintenant qu’il n’était plus rien de lui imposer son amour. Ou était-il André Bertrand ? André Bertrand, un proscrit qui n’avait plus droit de cité dans son pays. Une résolution s’implanta en lui. Stoïque, buvant jusqu’à la lie, toute l’amertume dont on l’abreuvait, éprouvant comme une espèce de volupté âcre de sa souffrance, il s’adressa à sa femme, et rasséréné par le sacrifice ultime qu’il accomplissait.

— Lucille ! Je vous rends votre liberté. Je n’ai plus de droits sur vous. Dans quelques jours peut-être, quelques mois au plus, je disparaîtrai, vous serez alors à même de refaire votre vie, une vie nouvelle. Le succès n’a pas justifié mes espérances. Cela n’enlève rien à la Grandeur de la Cause que j’avais embrassée… mais je n’ai pas le droit d’enchaîner votre existence à celle d’un proscrit.

— Partout où vous irai, j’irai répondit-elle, répétant la phrase d’abandon total de l’été dernier.

— Je ne puis accepter cela, Lucille…

On frappa à la porte. Cinq agents de police attendaient pour le capturer.

— Filez ! André !

Il l’embrassa tendrement, sauta par la fenêtre et se sauva par les rues…

— « Je vous écrirai à Montréal lui dit-il, en guise d’adieu. Retournez chez votre père ».

Longtemps, il erra par les rues de Québec, déprimé, en proie aux pensées les plus noires. Une seule chose le consolait : il savait retrouver l’amour de sa femme. Dans le malheur, il l’avait trouvée telle qu’il la désirait, compatissante, bonne et fidèle. Cela lui était un baume et adoucissait l’amer de ses rêveries.

Le lendemain, il passa à la banque, retira quelque argent, sauta dans sa routière et fila… où ? il ne le savait pas.

Huit navires de guerre portant le drapeau anglais mouillaient dans la rade. Il venait d’apercevoir sur les poteaux l’affiche mettant sa tête à prix. On avait ajouté vingt-cinq milles dollars à la prime initiale.

Tout était bien fini pour lui ! Dans les places où autrefois, il avait passé au milieu des acclamations, d’une foule en délire, il allait maintenant sans s’arrêter, l’esprit tendu, l’oreille aux aguets, tâtant son arme dans sa poche, décidé à défendre chèrement sa vie si on l’attaquait. Maintenant il était le fuyard, le proscrit.

Il traversa plusieurs villages et finalement s’arrêta, dans une campagne du comté de Maskinongé, chez des amis qu’il possédait, et dont l’habitation retirée à l’écart lui offrit un sûr refuge.

Il vécut là plusieurs jours, il laissa croître sa barbe.

Lucille était retournée chez son père. Le solliciteur heureux de la tournure des choses et s’en attribuant un peu le mérite, rayonnait. Il rajeunissait. La seule inquiétude était le sort de sa fille. Son arrivée à la maison le rassura.

Il ne s’informa pas où était André Bertrand. Il ne voulait pas réveiller par une intervention inopportune, la tendresse latente dans le cœur de Lucille. Il se réservait pour plus tard d’arriver à ses fins.

André Bertrand écrivit à Lucille. Il lui conta où il était et que son ambition était de fuir pour l’Europe à la première occasion. Il lui confia son adresse et pour éviter toute interception lui annonça que dorénavant, il lui écrirait sous un faux nom à la poste restante.

La province avait retrouvé le calme d’autrefois. L’agitation avait eu pour résultat de faire abolir les lois injustes, et d’affaiblir le prestige de MacEachran. On chuchotait qu’à la prochaine session son ministère serait renversé.

André Bertrand dans sa retraite continuait de correspondre avec Lucille. Quand il recevait ses lettres, c’était les seuls moments de bonheur qu’il vivait. Une misanthropie aiguë, qui fit bientôt place à une philosophie souriante, l’avait d’abord miné. Il considéra la vie comme une pièce de théâtre, son rôle était terminé.