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la mystérieuse inconnue

dernier jours, il éprouvait un besoin vif de communiquer ses impressions. À présent que le terme arrivait où le rêve tant caressé deviendrait une réalité, il lui venait le désir de tout avouer, de raconter sa vie et d’annoncer ses projets pour l’avenir.

Quelles autres personnes au monde, plus que ces deux êtres pourraient le comprendre ? Et puis, n’était-ce pas pour eux qu’il avait agi ainsi. Sa conduite n’avait rien de répréhensible. Qui veut la fin veut les moyens.

Aux questions nombreuses qu’on lui posait sur ce qu’il entendait faire, il répondit d’abord évasivement, puis amolli, engourdi, regardant la vie et le monde sous un angle différent, il se laissa imperceptiblement glisser vers les confidences.

Il n’y avait pas de danger qu’on le trahit. Pas sa mère surtout ! Annette encore moins. La jeune fille, dans la crainte que ne soient devinés ses sentiments et désireuse d’aider l’homme vers qui, spontanément, ses affections et ses tendresses s’étaient reportées, venait d’apporter une attitude extérieure diamétralement opposée à ce que, intérieurement, elle éprouvait et ressentait. Il n’y en avait pas de plus acharnée qu’elle, à vouloir une vengeance éclatante et complète.

Mis en confiance, Ernest démasqua ses batteries. Elle réprima les battements de son cœur, et par un effort violent, dans lequel elle tendit sa volonté comme un arc, elle écouta, calme et fière, la confidence, souscrivit au projet, et assura son frère qu’il n’aurait pas d’alliée plus sûre, plus dévouée qu’elle-même. Elle le conjura de l’intéresser plus intimement dans ses affaires, et ajouta énigmatiquement, que « ce que femme veut, Dieu le veut ».

Dans un coin du petit bureau de sa chambre de jeune fille, elle gardait la modeste photographie, parue dans les journaux, et ce soir-là, pudiquement, avant de s’endormir, elle y déposa ses lèvres, qui jamais n’avaient frémi au contact d’autres lèvres.

XV

Regaillardi par un séjour d’une semaine à St X… reposé de ses tracas par la vie au grand air, oubliant la fortune qui commençait à être un fardeau pour ses épaules à cause des tribulations nombreuses et des ennuis qu’elle lui valait, André Dumas reprit le train pour Montréal. Il était décidé à se lancer dans les affaires. Un roman qu’il avait feuilleté, roman dû à la plume d’une connaissance de jadis, lui avait suggéré un plan de campagne doublement intéressant. Il lui permettrait, tout en augmentant ses revenus, de rendre service à ses compatriotes de la campagne. Il voulait industrialiser l’agriculture. Le projet prenait corps dans son esprit, il le creusait, le retournait sur tous les sens, l’étudiait, le mûrissait. Plus il l’étudiait, plus la conviction du succès s’implantait en lui. Il prenait déjà dans son cerveau des proportions considérables. Il engloberait dans le réseau des industries, sous son contrôle, la province de Québec tout entière. Les capitaux énormes à sa disposition lui permettaient cet essai, d’autant plus qu’il avait l’intention de s’adjoindre d’autres capitalistes, l’argent engendre l’argent. Dix millions de dollars jetés d’un seul coup dans une entreprise est une chose qui ne se voit pas tous les jours dans le monde des affaires et de la finance et l’entreprise qui débute sous de telles auspices ne manque pas d’inspirer confiance aux capitalistes.

La mise en conserve de tous les produits de la ferme, l’achat des petites manufactures existantes déjà, la création de nouvelles, lui permettrait d’être quelqu’un avec qui l’on doit compter. À son gré le marché oscillera et il y aura pour lui une œuvre d’altruisme et de philantropie à accomplir en régularisant, grâce au merger projeté, le cours des denrées alimentaires.

Son esprit reposé, en possession d’une énergie et de facultés cérébrales et physiques que rien n’avait entamées, il lui tardait de se lancer à corps perdu dans la voie nouvellement tracée.

Il se croyait à l’abri des vicissitudes et des ennuis qui dernièrement l’avait assailli. Loin de Julienne Gosselin, il avait pu se ressaisir et l’oublier. Il regrettait presque de s’être abandonné à deux reprises à lui avouer des sentiments qui n’avaient de sincère que l’affolement du moment. Quant à l’autre, l’inconnue, s’il lui arrivait de songer avec douceur et un peu de tendresse à l’impression causée par sa présence, il était moralement convaincu que jamais plus il ne la reverrait et que leurs deux vies s’écouleraient différemment sans qu’aucun hasard ne les fasse se rencontrer.

Aussi fut-il des plus surpris en pénétrant dans son cabinet de travail, de trouver ce mot bien en vue sur sa table.

« Mademoiselle X… a téléphoné à plusieurs