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— C’est pas de valeur, eux autres, se gréer de belles propriétés, hasarda la mère, ça fait de l’argent comme de l’eau.

— Poupa, qu’est-ce que c’est ça un membre de chambre ? demanda Victor, intrigué.

Un peu embêté de définir exactement la situation d’un député, le père se gratta l’oreille.

— Un membre de chambre !… un membre de chambre !… c’est un homme qui tient des parlements dans les élections… c’est plus important encore que l’notaire et que l’docteur… ça reste dans des belles maisons à Morial ou à Québec, et pis… c’est ben riche !…

Ce fut tout.

Ce n’était pas très clair comme définition mais c’était suffisant pour que l’enfant rêvât toute la nuit de splendeurs folles, de féeries sans nom.

Près de lui, un homme demeurerait qui serait supérieur aux siens. Il y avait donc des gens qui étaient “ben riches” comme disait le père, qui vivaient dans de belles maisons, portaient de beaux habits, voyageaient, prenaient des loisirs.

Le monde n’était donc pas composé uniquement de tâcherons comme les siens, condamnés à peiner toujours, sans espérer de sort meilleur que le présent.

Et, instinctivement, il germa dans ce cerveau de dix ans une sorte de rancœur et de dégoût pour l’humble situation de sa famille. Un désir obscur de s’en affranchir se manifesta qui devait, depuis ce jour, s’imposer impérieusement, de plus en plus. Une hâte folle l’envahit de voir de près, cet homme dont la supériorité le faisait rêver.

Le dimanche qui suivit, amena la réalisation de son désir.

Il put contempler Monsieur Bourgeois. Il le vit à la sortie de l’église, la figure épanouie, la main tendue, se promener parmi les groupes des habitants attardés. Ceux-ci en lui parlant prenaient des airs humbles tenant gauchement leurs coiffures entre leurs doigts osseux.

L’enfant remarqua l’élégance contrastante des vêtements fins et seyants.

Et, dans son regard, toute la journée, il porta l’ambition d’être un jour comme ce beau monsieur.

Il en fit part à son père qui le gronda, et le traita de fou.

— Mets-toé ça dans la caboche ! Y en a qui sont nés pour un gros pain, d’autres pour un p’tit. Tes de ceux là.


— II —


L’été d’après, les récoltes s’annonçant bonnes, Elzéar Duval eut un soir avec Mélina, un long conciliabule.

D’un commun accord, ils décidèrent d’envoyer Victor à l’école.

— Ça y fera pas de tort pis des fois ça pourrait tet ben y rendre service, conclut Elzéar.

Mélina acquiesça d’autant plus volontiers que pas un de ses enfants ne savait lire et qu’elle avait rêvé pour les siens, souventes fois, un avenir meilleur.

Quand on apprit la nouvelle à l’enfant quelques jours seulement avant la rentrée des classes, il sauta de joie et frappa ses deux mains l’une contre l’autre.

C’était un pas de fait vers son émancipation.

Seule de ceux qui l’entouraient, sa mère pouvait déchiffrer les nouvelles dans le journal que chaque dimanche, après la messe, ils retiraient du bureau de poste. Grâce à cette instruction, il s’élèverait au-dessus du niveau des siens. Il ne put en dormir de la nuit, tant il avait hâte de partir comme tant d’autres, ses livres sous le bras, et d’aller, chaque matin, dans la petite école écouter la maîtresse lui expliquer des choses fantastiques qu’il lui tardait tant d’apprendre.

Enfin, le jour arriva.

Cette fois, il était chaussé. Ses bottines lui firent mal aux pieds. Il n’en laissa rien paraître, se faisant un point d’orgueil de cacher sa souffrance.

La tête haute, l’œil allumé, vif, glorieux, scandant sa démarche, il se dirigea vers l’école. Elle était bâtie à quelques arpents seulement de chez lui.

Il s’imagina, le long du trajet, que partout sur son passage, bêtes et gens l’admiraient.

Il avait monté dans sa propre estime.

C’était une belle journée de septembre chaude, lumineuse, et douce.

La poussière du chemin, sous les rayons solaires, luisait comme de l’or. C’était en son honneur, songea-t-il que la nature se paraît. Il se croyait le centre de l’univers, le nombril du monde.

Devant l’école, un groupe d’enfants s’amusaient.

C’étaient des anciens qui ne « s’en faisaient pas » et pour qui cette journée n’avait rien de solennel. Ils la trouvaient plutôt ennuyeuse puisqu’elle terminait le temps des flâneries