les têtes s’élevaient au-dessus des autres. En cela, il imitait, sans le savoir, le geste de Tarquin, au temps de la Rome naissante.
Une langueur était en lui, qui circulait dans tout son être. Il lui sembla, que dans ses veines, son sang était très chaud. Il lui sembla aussi que le rythme de son cœur était plus grand.
Un besoin incommensurable était en lui, de quelque chose qu’il ignorait. À la fois il éprouvait l’ivresse de la vie, la plénitude de l’existence et ce sentiment de vide si lourd à supporter.
Les arbres paraissaient plus verts, plus beaux : le ciel paraissait plus bleu, plus radieux : et quand il passa près d’une baissière, le chant d’amour des grenouilles éprises de printemps lui parut suave comme une musique.
En lui aussi, une musique chantait et c’était une fanfare éclatante, sonore, la fanfare de ses dix-sept ans… Il se sentait une exubérance de vitalité qui créait le besoin d’étreindre entre ses bras vigoureux et jeunes la création toute entière.
Et en allant le long de l’allée, martelant de ses talons la terre durcie, il songeait à ce que cette chose : « Dix-sept ans » signifiait. C’était l’aurore de sa vie, de sa vie qu’il voulait magnifique, extraordinaire. Parfois, une rage mal contenue faisait bouillonner dans ses artères, son sang vif… une rage contre le milieu… Vivre ici ! Toujours ! Avoir toujours implacable le même horizon ! Vivre comme ses parents avaient vécu, esclaves de la routine journalière !
Il soupçonnait trop de choses dans le monde, de choses plus variées, plus excitantes, plus passionnantes que ces habitudes de terriens résignés.
Maître de ses destinées, ne doutant de rien, il se rassénerait vite, sous la décision irrévocable de faire sa trouée, son chemin, malgré n’importe quel obstacle…
Il aspirait à un bonheur ! Il vivait dans l’attente de ce bonheur ! Quel était-il ? Il l’ignorait. Son intention lui disait cependant que ce bonheur le conduirait aux confins du réel là où commence l’indéfinissable infini.
Il allait, s’emplissant les poumons de l’air des hauteurs.
De la mer prochaine, montait jusqu’à lui, une exhalaison faible de varech.
Il descendit ainsi jusqu’au Plateau. De l’autre côté du chemin, une petite élévation se dressait d’où l’on apercevait mieux la mer. Il y monta. Et là, debout, il regarda longuement, longuement, son œil gris fouillait l’espace, le grand espace vert et bleu où se dessinait le « chemin en marche » vers l’océan.
Une goélette, fine comme un jouet d’enfant, dans ce loin, glissait sur l’eau.
Il la regarda glisser, toutes ses voiles tendues, où allait-elle ?
Elle allait ? Il ne le savait pas. Mais son imagination la conduisit au gré de sa fantaisie.
Il se vit avec l’équipage. Il se vit capitaine, donnant des ordres. Il vécut la vie rude de ces gens rudes.
À quelques arpents de là se dressait la demeure des Bourgeois. Elle cadrait mal dans le paysage. Le député avait fait démolir la maison ancienne et construire à la place un cottage aux lignes trop droites. C’était une vaste habitation de bois, avec des vérandas, des porches et des serres… Les allées du parterre n’avaient aucune fantaisie. Elles enserraient des plates-bandes de fleurs uniformes et carrées.
Germaine qui lisait au dehors aperçut sur leur propriété un inconnu, un intrus qui s’était permis de s’y installer en franchissant les clôtures.
De son poste, elle n’apercevait qu’une silhouette, rigide, immobile. L’inconnu regardait la mer. Qu’est-ce donc qui attirait ainsi son attention ?
La curiosité la tourmenta de s’en rendre compte et aussi le besoin de dire à cet homme qu’il n’était pas chez lui, qu’il n’avait aucune raison, ni même aucun prétexte d’être là. Elle s’avança jusqu’à la route, franchit la barrière, et s’engagea dans sa direction.
Lui, ne l’entendait pas venir. Il ne la voyait pas. Ses yeux scrutaient la mer où passait la goélette. Il aurait voulu en deviner le secret.
À quelques pas de lui, elle le reconnut et dit simplement, presque joyeusement.
— Victor !
De s’entendre appeler ainsi par une voix féminine, une voix jeune, fluide, il perdit le fil de sa rêverie.
Il se retourna et son regard se posa sur la petite fille qui était presqu’une jeune fille, et l’enveloppa comme une prise de possession.
C’était dans le visage la même trouée de lumière. C’était le même ovale pur aux contours veloutés. Il remarqua la douceur de sa peau qui appelait la caresse.