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Mais quand il la vit pénétrer chez lui, au jour fixé, il eut un moment d’ahurissement. Quoi ! cette jolie grande fille, élégante et gracile dans sa légère robe mauve, au visage pur, aux yeux candides, profonds, doux comme le velours, aux traits affinés, c’était Pierrette Potvin, la fille du petit habitant de Valclair. Tout lui plaisait en elle : la démarche, la taille, l’expression, les intonations câlines de la voix jusqu’au goût qui avait présidé à la toilette. Transformation étonnante que les années du couvent avaient apportée…

Un instant son regard s’alluma, il brilla de désir.

Le feu s’éteignit aussitôt. Il flaira la femme cauteleuse, féline, souple, dangereuse. Il resta assis à son fauteuil.

— Bonjour mon protecteur, lui lança-t-elle de sa petite voix flutée.

— Bonjour Pierrette ! Tu es en beauté aujourd’hui.

— Vous aimez mon costume. C’est pour vous que je l’ai choisi. Vous ne m’embrassez pas ?

Il lui effleura le front de ses lèvres, juste à la racine des cheveux…

Elle rougit sous ce baiser virginal et chaste… Elle s’informa de lui, de ses affaires, se montra enjouée, essayant de chasser de son front l’ombre qui toujours l’obscurcissait.

Car Pierrette aimait Victor Duval. Son imagination enfiévrée de jeune couventine l’avait parée de toutes les vertus, de toutes les qualités. Il était le héros mystérieux des antiques contes de fée, le paladin des romans de chevalerie, le surhomme moderne, le financier qui dompte les dollars et avec eux les hommes.

Et ce drame dans sa vie qu’elle soupçonnait, cette tristesse latente qu’elle devinait dans son cœur faisait naître en elle des élans de dévouement et de tendresse…

Quand elle le quitta pour retourner chez elle, elle pleura, pleura, pleura… Il en fut presque touché. Mais surtout flatté de voir qu’au moins une créature l’aimait sincèrement.

Il promit d’aller la voir, de lui écrire, de ne pas l’oublier.

En lui-même, il jura de l’oublier. Elle était l’ennemie, l’éternelle ennemie…

Toutes les semaines, elle lui écrivit, fidèle à sa parole. Il répondait quand il avait le temps. Il était maintenant au tournant de sa carrière. Il préparait le coup, le grand coup, l’attaque décisive qui devait faire sombrer dans le désespoir le bonheur de deux personnes. Il savait, du moins il croyait, que pour certaines gens l’amour dans la vie n’a de charme et de valeur qu’étayé sur la richesse. Saper la richesse dans sa base, c’était creuser le tombeau de l’amour.

Il venait d’écraser par une concurrence acharnée la compagnie rivale : la Dominion Steamship. En s’en rendant maître, son premier geste fut de résilier tous les contrats avec la fonderie Dollard.

Un groupe de financiers s’étaient ligués contre lui qui lui faisaient la guerre. Il leur tenait tête, opiniâtrement, et les forçait à reculer, à perdre du terrain.

L’institution des LeMoyne affaiblie, il fallait la rachever. Il leur restait un client important : La Fluviale, qui avait quatre navires en construction et dont ils devaient fournir, sur plans et devis, toute la machinerie…

Victor Duval corrompit l’ingénieur de la compagnie chargé de faire ces devis. Il les prépara avec lui, insinuant certaine clause insignifiante en apparence et qui permettrait de « refuser l’ouvrage ».

Il fit de même pour ses bateaux à lui ; donna une importante commande et arrangea ses contrats de la même façon. Il tiendrait sous peu LeMoyne à sa merci.

Auparavant, il lui fallait le contrôle de la Fluviale. L’affaire aurait marché toute seule s’il n’avait pas été vendu par son gérant. Montréal assista à la bataille financière la plus épique jamais connue et qui se termina, comme on l’a vu, par le triomphe de Victor Duval et par la ruine de Pierre LeMoyne.


V

LE JOUR VINT ENFIN OÙ VICTOR DUVAL…

— I —


Victor Duval resta longtemps étendu dans son fauteuil, à suivre intérieurement les étapes de sa vie. Il en était au chapitre capital. L’heure tant désirée sonnait au cadran de sa destinée.

D’avoir été remuée ainsi, ressassée, sa haine s’était avivée. Toutes les humiliations lui revenaient à l’esprit, lui laissant un goût amer de cendres.

Par les fenêtres le jour commençait de pénétrer dans la pièce. Sans qu’il y prit garde, il avait laissé les minutes passer et former des heures. Insensible au réel, il n’avait vécu durant cette nuit que du passé fini, bien fini. Il venait de rêver, éveillé. Maintenant