Aller au contenu

Page:Paquin - Le lutteur, 1927.djvu/6

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Tu es reposé ? Le perdant paie le souper. L’enjeu te va ?

— Ça me va.

Souples malgré la fatigue, d’un simple déclic de tous leurs nerfs, ils se dressèrent sur pieds.

Victor Duval plus petit que son adversaire de deux pouces — Janvier mesurait six pieds et un pouce — était cependant mieux musclé. Le torse, aux pectoraux bombés, était bosselé par les muscles en saillies. Les biceps, quand il les raidissait devenaient durs comme fer. Le cou puissant soutenait une tête dont les traits n’avaient rien de raffiné : un menton carré, un nez large aux narines frémissantes, les pommettes des joues proéminentes, des yeux gris cachés sous des broussailles de sourcils, les lèvres longues et dures. Quand il souriait, elles découvraient deux rangées de dents, aiguës et blanches, de vraies dents de carnassiers, prêtes à mordre. Il se dégageait de toute sa personne une impression extraordinaire de force brutale et de décision.

Janvier Brossard, plus élancé, avait les attaches plus fines, les muscles plus en long. Il était plus nerveux, plus agile. Dressés l’un près de l’autre, les deux lutteurs s’arcboutèrent, tête contre tête. Avec un bruit mat, les mains s’abattaient sur les bras, cherchant la prise renversante. Duval essaya d’une « cravate russe ». Sans succès. Rapide et vif son compagnon se dégagea et riposta par l’application d’une ceinture à rebours. Duval passa par dessus lui, roula au tapis et retomba sur ses pieds.

De nouveau ils s’arcboutèrent et pendant quelques instants, l’on entendit encore le bruit mat des mains frappant les bras. Une torsion de poignet fit pirouetter Brossard. Son adversaire se jeta sur lui, par derrière, passa ses deux bras sous ses aisselles, lui enserra la nuque et l’écrasa sur le matelas.

Ce ne fut plus qu’une masse de membres entremêlés, et de chair jaunâtre, blanche et rouge. Les muscles, en se gonflant, soulevait la peau, comme pour la déchirer. Par les pores, la sueur suintait ; elle ruisselait, rendant les prises difficiles : les mains glissaient. Rauques, saccadés, durs, les souffles se confondaient. La masse roulait sur elle-même.

Par une fausse manœuvre, Duval se laissa tomber sur ses genoux.

Immédiatement, l’autre sauta à cheval sur lui, ramena ses deux pieds ensemble qu’il croisa, serrant, à les briser les côtes abdominales.

Il saisit le poignet qu’il tordit, et ramena, sur le dos, l’adversaire qui dut ponter.

Les veines du cou et les nerfs étaient crispés.

L’étreinte se fit plus puissante.

Une contraction de souffrance convulsa les traits du Duval ; les lèvres s’étirèrent. Le front devint moite.

L’étreinte se resserra.

Il ne céda pas, tout son corps tendu vers la résistance.

Du poids de sa poitrine, appuyant sur la poitrine de l’autre, Brossard, tordant le poignet davantage, fit un effort suprême.

La douleur commençait d’ankyloser les membres de Duval. Il se sentit faiblir…

Il allait céder, lorsque ramassant sa force dans un sursaut d’énergie, il se dégagea le poignet, mit un genoux en terre, et se redressa par l’action violente de tous les nerfs et de tous les muscles.

Soulevant son adversaire suspendu à ses côtés comme une grappe humaine, lui écartant les deux bras, et se laissant tomber sur lui de toute sa pesanteur, il lui colla, en l’écrasant, les deux épaules au matelas.

— Cette fois, ça y est ?

— Ça y est. Tu as gagné.

— Où allons-nous ? demanda Brossard, une demie-heure plus tard, après qu’ils eurent procédé à leurs ablutions, nagé quelques brasses dans la piscine, et parfait leur toilette.

— Au Windsor. J’y ai un rendez-vous important à neuf heures et demi.

— Une femme ?

— Voyons ! Pour qui me prends-tu ? Un rendez-vous d’affaires. Il s’étira les bras, se tâta les biceps.

— Nous allons avoir du plaisir ce soir. Je me sens en bonne condition pour le « meeting ». Tu sais ou plutôt tu ne sais pas qu’il y a une « cabale » contre moi, et que j’ai beaucoup d’adversaires parmi les directeurs de la compagnie… Mais je te conterai cela en dînant. Tu as ton auto ?

— Oui, il est à la porte.

— Alors filons !

 

— Et cette assemblée de ce soir, demanda Brossard, une fois le potage expédié…

— As-tu connu Pierre LeMoyne ?

— Le fils du millionnaire Jacques LeMoyne, le propriétaire de la Fonderie Dollard ? Je l’ai connu.

— Eh bien ! Je l’ai pratiquement ruiné ; je l’achève ce soir.

— La cause ?