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LE MIRAGE

son sans que jamais, malgré l’ouvrage, sa belle humeur n’en fût altérée.

Quand il eut mangé sa soupe, le père brisa le silence que seul le bruit des cuillers dans les assiettes avait troublé.

— M’est avis qu’on va commencer les foins drè demain. J’ai marché la pièce d’en haut, celle qui aboute aux Brisebois ; les épis y sont pas mal grainés.

— Pourvu qu’on ait du beau temps, dit la mère.

— La lune est dans son fort. On doit être bon pour une escousse.

— J’ai vu Fabien Picard, ce matin, dit Ernest.

— C’est-y’vrai qu’il s’en retourne en Ville, cet automne ?

— Y m’en a pas parlé.

— En tous cas, ce serait ben dommage pour le bonhomme vu que Joseph doit se marier betôt. Qu’est-ce qu’il t’a conté à matin ?

— Y paraît qu’on va avoir une grande fête au Lac, la semaine prochaine.

— Est-ce que tout le monde est invité ?

— Oui. Ceux d’ici, puis de Jeanville.

Suzanne, qui avait suivi la conversation, dit à son tour :

— On y va ?

Ernest interrogea ses frères du regard, et, comme il lut dans leur silence une réponse négative, il ajouta :

— C’est correct. Moi, j’y vas. On ira ensemble, hein, Suzanne ?

Les jours qui suivirent furent imprégnés de la féerie d’un songe doré. L’événement prochain se parait aux yeux de la jeune fille de tous les attraits de l’Inconnu. Là, dans ce décor du Lac aux Grenouilles qu’une atmosphère de beauté enveloppe, où la Richesse et le Luxe se coudoient, peut-être le rencontrera-t-elle, Lui, celui qui doit venir, peut-être, légère, glissera-t-elle à son bras dans un tourbillon fou de valse pendant que les violons chanteraient de joie ou pleureraient de langueur.

Elle allait dans la maison, des bribes de chansons aux lèvres, gaie comme un petit enfant, rieuse, accomplissant sa besogne machinalement, parce qu’en elle, un monde irréel vivait qui lui faisait oublier les tracas journaliers.

* * *

Parallèle au chemin du Ruisseau Plat, la Rivière aux Renards roule ses eaux laiteuses, entre deux rangées de saules, dans la direction de Jeanville. À trois milles du village, une habitation se distingue des autres, par sa structure de pierres massives, l’importance des bâtiments qui l’entourent et un souci plus grand de la beauté dans le parterre qui l’avoisine. Là, un homme vivait, jeune encore, dans une solitude chère que seul partageait son employé et quelques aides dans les périodes d’ouvrage.

À trois ans, Hubert Desroches avait perdu sa mère. Ce sevrage de tendresses maternelles, une enfance et une adolescence sans amour imprimèrent à son tempérament et à son caractère quelque chose de farouche, voire d’un peu brutal. À la mort de celle qu’il idolâtrait, le père avait clos son cœur. Seule, une passion y subsistait : « la terre », qu’il s’acharnait à faire rapporter avec l’âpreté caractéristique du terrien qui adore son état. Lui aussi était mort, voilà déjà quatre ans, au moment où Hubert entamait sa vingt-deuxième année. Seul au monde, possesseur d’une des plus belles terres de la région, Hubert, comme plusieurs à sa place l’auraient fait, eût pu réaliser son avoir et, avec l’argent qu’il avait déjà de prêté à la Fabrique et à des cultivateurs solvables, mener à la ville une vie exempte de soucis. Il préféra demeurer sur la terre paternelle. Possédant une instruction primaire solide, que des lectures avaient agrandie, il se concentra dans l’exploitation scientifique de son domaine. L’élevage des animaux — ses meilleurs amis — l’amélioration de ses troupeaux bovins et porcins, le souci des récoltes prochaines et des rendements plus grands l’absorbèrent tout entier.

Haut sur jambes, le torse large, ses bras aux muscles en saillie repliés derrière le dos, on pouvait l’apercevoir chaque dimanche errer par ses champs, de son pas tranquille et lourd. Tantôt, il se courbait vers le sol dont il prenait une motte qu’il écrasait entre ses doigts ; tantôt, il se penchait sur les épis de blé ou d’avoine, et, longuement, les soupesait. Toujours dans son regard, la même fixité demeurait et, sur son front, les deux lignes parallèles qui le creusaient.

Il se mêlait peu aux groupes, causait peu, renfermé dans ses pensées que nul ne savait.

* * *

Situé à six milles de la première station de chemin de fer et à sept milles de la route nationale qui enserre le Lac aux Grenouilles comme un immense lacet gris, Saint-Chose, malgré la proximité d’un des endroits de villégiature les plus courus de la province, a gardé l’aspect, les coutumes et les mœurs des villages du temps jadis.

L’église se dresse au centre, imposante masse de pierres des champs où le soleil se plait à faire chanter les couleurs pour, finalement, les marier ensemble dans la fusion de leurs nuances et de leurs tons. Sur le côté gauche, il y a deux grandes remises de bois où les habitants, le dimanche, attachent leurs chevaux. À l’issue de la grand’messe, le perron de l’église, ainsi que l’espace gazonné qui descend jusqu’à la grande rue où le magasin général voisine le bureau de poste, s’anime d’une vie extraordinaire. Vide et morne, les jours de semaine, il devient ce jour-là, pour les habitants de Saint-Chose, ce qu’était le Forum pour les Romains. L’on y annonce les terres à vendre, les encans ; l’on y affiche les règlements municipaux ; les nouvelles s’y colportent ; des idylles s’y ébauchent et, souvent, des mariages s’y décident.

Des groupes se forment selon les affinités de sang, d’amitié ou de voisinage où l’on discute de tout : des menus potins jusqu’à la politique.

* * *

Le premier coup de la messe venait à peine de sonner que, déjà, les abords du magasin étaient remplis de monde. Ceux qui demeuraient au loin en profitaient pour faire leurs emplettes.