Page:Paquin - Le mirage, 1930.djvu/6

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
4
LE MIRAGE

et de naïveté, gardaient aussi un peu de malice et d’espièglerie enfantine. Semblable à de petits charbons, les yeux noirs brillaient sous les cils ténus. Son nez aux narines mobiles avait un léger retroussis et ses lèvres fines creusaient, quand elle riait, des fossettes dans les joues.

Si la vie de la ferme, la vue « des bêtes innocentes qui n’ont pas à cacher les choses qu’elles font », comme dit Rostand, l’avait instruite des mystères sexuels, la pureté de son cœur était intacte, et malgré son exubérance juvénile, jamais une pensée ne lui était venue, jamais un désir ne l’avait effleurée qui aurait pu ternir l’éclat de son regard, ou soulever sa gorge de trouble émotion.

De l’amour, elle ne connaissait que le prélude : une langueur mal définie, un émoi mélancolique et tendre, qui, à certaines heures, s’empare de l’être ; le besoin de se dévouer, de verser sur autrui des trésors accumulés de tendresse et d’affection, et aussi, celui de rire, de pleurer, de chanter tout à la fois, sans savoir pour quelle cause.

Elle vivait dans une attente, celle du grand événement, de la révélation fulgurante qui déchirerait dans son âme et dans son cœur, le voile de son enfance, pour y faire rayonner dans toute sa poésie le rêve lumineux de sa jeunesse. Qui autour d’elle ou au dehors incarnerait cet idéal mystérieux ? Elle l’ignorait, pressentant seulement sa venue, et qu’il riverait sa vie à la sienne, indissolublement. C’est pourquoi, ce matin-là, elle trouvait dans l’air, une langueur qui la grisait, et, quand elle aperçut un homme, jeune comme elle, et qui avait partagé jadis ses amusements de petite fille, elle sourit, porta la main à sa bouche pour l’étendre vers lui dans un baiser qu’il ne vit pas… Puis, fredonnant un air gai de chanson, elle se vêtit, et, légère, accorte, ses pieds touchant à peine terre, elle descendit à la cuisine, où l’ouvrage l’attendait.

* * *

Depuis deux semaines, Fabien Picard, laissant le collège avec le titre de bachelier ès-arts, avait réintégré la maison paternelle. S’il conservait encore la vitalité et la force qu’une longue ascendance paysanne lui avait transmises, il avait acquis, par le frottement des années d’études, une affinité plus grande dans les traits et dans la démarche. Il était grand, élancé, nerveux. Les yeux bleus, très doux, manquaient cependant d’énergie. Par contre, le nez droit, le menton carré dénotaient l’entêtement.

Vingt ans à peine ! Premier de classe depuis ses éléments latins, sympathique, robuste, il résumait sur sa tête toute l’ambition de son père Ignace Picard.

Les Picard, depuis quatre générations, exploitaient la terre voisine des Germain. Le sol était riche, la maison cossue, les bâtiments prospères des récoltes engrangées et des bêtes qu’ils abritaient.

L’aîné des deux fils devait se marier sous peu et s’établir à Jeanville. Aussi, le père Ignace comptait sur Fabien pour perpétuer la tradition. Il aurait voulu, avec lui, voir le nom glorifié. Déjà, il le voyait maire de la paroisse, préfet du comté, et, qui sait ? peut-être un jour ministre !… N’avait-il pas tout ce qu’il faut pour réussir : avantages physiques, intellectuels, matériels ? Y a-t-il une profession plus noble que celle de cultivateur ?

Mais le fils en avait décidé autrement. S’enliser dans ce pays de culture pour la satisfaction puérile d’être un grand homme dans un petit village ! Non ! Pas cela ! Il voulait exercer ses talents sur une scène plus vaste. Quels étaient ses projets ? Lui-même ne le savait pas bien : ils étaient encore à l’état d’ébauche. Il voulait une existence remplie, fertile en événements, en rapport avec le siècle de frénésie et de lutte où il vivait.

* * *

Du haut du clocher grêle, que la rouille a jauni, l’Angelus tinta. Lentement, les notes espacées tombèrent, et le calme, le grand calme des midis d’été, étendit sur le village et la paroisse de Saint-Chose, son manteau feutré. Sur les enclumes de la forge, les marteaux cessèrent de retentir et la scierie où tout à l’heure grinçaient et geignaient les billots sous la morsure des dents d’acier s’emplit de silence morne.

Sur le seuil des tambours adossés aux maisons, les hommes se débarbouillaient la figure qu’ils frictionnaient de leurs larges mains. Où l’effort creusait sa grimace, le contentement rayonnait du repas prochain. Par les fenêtres des maisons et les portes grandes ouvertes, des exhalaisons s’échappaient qui creusaient l’appétit, humectaient les palais : odeurs diverses, fumets délicieux aux narines, de la soupe chantant dans les casseroles, du lard rôti dans les poêles, des fèves dorées cuites dans le four.

* * *

Autour d’une table carrée qu’un ciré à ramages recouvrait en guise de nappe, les membres de la famille Germain étaient attablés pour le dîner. À l’extrémité, près de la fenêtre, le père Cyrille occupait sa place habituelle. C’était un homme trapu, noueux et solide, et qui faisait songer à ces épinettes bâtardes qui s’arcboutent au sol de leurs racines torses et de leurs branches inférieures. Et, comme elles, la terre le tenait attaché solidement, rivé pour ainsi dire. Le même pays qui l’avait vu naître, grandir, aimer, souffrir, le verrait mourir. La mère se tenait assise en face de lui, à l’autre extrémité de la table. Un commencement d’hydropisie la rendait inapte aux travaux du ménage. Dans sa face grasse aux chairs flasques, les petits yeux roulaient anxieux et actifs, allant des enfants au mari, avec la sollicitude inquiète d’une poule couveuse. Parfois, son regard devenait plus brillant, et l’on y sentait l’admiration pour ces êtres enfantés par elle : les trois garçons, gaillards superbes et rudes à la tâche, Firmin, l’aîné, le meunier du moulin de Pierre ; Jacques et Ernest, les continuateurs de l’œuvre paternelle ; ses deux filles, Suzanne et Marie-Ange, treize ans bientôt, et qui était externe au couvent. Suzanne, parce qu’elle était l’aînée, remplaçait la mère, et sur elle reposaient les soins et l’entretien de la mai-