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LE MIRAGE

De voir Suzanne, d’entendre sa voix, de la respirer pour ainsi dire, comme une fleur, dans ce soir tiède et moite, l’avait troublé, grisé, affolé. La minute présente l’avait saisi tout entier, abolissant le passé, abolissant l’avenir. Cette petite fille l’avait troublé. Tant de passé commun avait tissé entre eux, un lien solide, difficile à briser. Cela à son insu. Puis, de l’avoir vue, l’autre soir, danser au bras d’un autre, avait magnifié, en l’accentuant par l’éveil de sa jalousie, le penchant qui le portait vers elle. Son éducation, son instruction, tout en développant chez lui une personnalité nouvelle, n’avait pu détruire sa personnalité véritable. Inévitablement, à certains moments, à certaines heures, elle devait dominer. Le vrai Moi ne se détruit pas. Son Moi reconnaissait en Suzanne une créature selon, non pas ses rêves, mais selon sa vie, son milieu, son rang. Une affinité naturelle les attirait l’un vers l’autre.

Dans le silence, il cherchait à s’analyser, étonné de lui-même, parce qu’il ne se connaissait pas encore. Sa conduite n’avait rien de contradictoire avec les impressions de la journée. Elle était logique malgré les apparences.

Quant à Suzanne, son silence se peuplait de fantômes roses. Elle s’abandonnait à exprimer de la minute présente, tout le bonheur qu’elle contenait, et, comme vibre une feuille sous le frôlement du vent, un souffle d’amour la faisait vibrer.

Elle oubliait que le jeune homme, quelques jours plus tôt, avait dit probablement à une autre, les paroles mêmes qui berçaient son amour naïf. Que lui importait ! Il était près d’elle ; elle entendait sa voix ; elle respirait le même air. Ils vivaient à l’unisson, dans la même atmosphère, le même rêve tranquille et calme.

Le silence en se continuant, les oppressait. Il dit, pour le briser :

— Vous avez fini vos foins ?

Malgré lui, il revenait aux considérations terre à terre des habitants. Et cette fois, il lui devint indifférent de ne pas élever le niveau de ses propos. D’ailleurs il posa cette question pour dire quelque chose. Il fallait qu’il parlât.

La voix chantante, flutée, lui répondit.

— Oui, d’hier.

Il se leva, lui prit la main, l’aida à se lever.

— Viens-tu faire un bout de promenade, Suzanne ?

— Où veux-tu aller ?

— N’importe où, sur le chemin. Je voudrais te parler.

— Comme tu voudras.

Sous les érables de la route, ils allèrent tous deux, la main dans la main. Le contact de cette peau tiède troubla Fabien. Un désir fou, un désir brutal l’empoigna d’étreindre entre ses bras cette créature de chair et d’écraser sur cette bouche charnue et rouge ses lèvres pâlies de désir. Sa volonté tendue, il résista, mais ce fut la voix blanche qu’il dit :

— Suzanne… Ma petite Suzanne, je t’aime.

Elle ferma les yeux comme éblouie par la joie profonde qui l’inondait. Lui répéta, étreignant ses doigts entre les siens.

— Je t’aime, Suzanne.

Naïve et chaste, elle lui dit :

— Si tu m’aimes, embrasse-moi.

Devant cette candeur, le désir trouble qui l’agitait s’évanouit, et ce fut presque pieusement qu’il déposa ses lèvres, sur son front, sur ses joues, sur sa bouche. Cette petite fille le rendait meilleur ; elle le transformait lui et le paysage alentour.

La campagne qui lui semblait si monotone et si triste, la vie des gens si désespérante d’ennui, se parèrent à ses yeux, d’une beauté, d’un charme et d’une poésie inconnue jusqu’alors.

La paix du soir serein s’infiltra dans son âme, dans son cœur, dans ses sens. Était-ce là le bonheur ?


V


Le lundi suivant, en pénétrant dans l’écurie pour faire le train, le père Picard retint avec peine le juron qui se pressait sur ses lèvres. Tom, son cheval préféré qu’il soignait avec une sollicitude si grande que son poil luisait comme du cuir verni, piaffait d’impatience dans son entre-deux, devant la crèche vide. Il était tout crotté et plein de taches grises que la sueur en séchant avait fixées sur son corps.

Le père sortit dans la cour et les deux mains en trompette autour de sa bouche, cria vers la maison.

— Fabien… abien… Viens citte…

Les yeux encore engourdis de sommeil, le jeune homme s’avança la démarche indolente.

— Qu’est-ce qu’il y a demanda-t-il ?

— Ce qui a ! Ce qui a !

Et la voix grondait de colère contenue :

— Regarde le cheval !

— Et après ? fit Fabien agacé.

— Après… après… C’est y pour me remercier de t’avoir prêté mon cheval que tu le ramènes dans cet état… T’es trop paresseux pour y donner même sa portion… T’es trop monsieur…

À son tour le jeune homme sentit la colère en montant le saisir à la gorge.

Prompt lui aussi, vif à la riposte, il se contrôla toutefois. Mais ses genoux tremblaient. En même temps un écœurement lui venait de la mesquinerie de cette dispute. Son silence exaspéra le père.

— Qu’est-ce que t’as envie de faire.

— Il est bien comme cela. Après tout, ce n’est qu’un cheval.

Et pour ne pas se livrer à des écarts de langage qu’il regretterait l’instant d’après, il tourna les talons et partit vers les champs en sifflant.

Chez lui, comme chez son père, la colère se calmait, aussi vite qu’elle grondait. C’était une caractéristique de la famille des Picard que l’impulsivité de leur tempérament.

À peine avait-il fait quelques pas que les torts lui apparurent tous de son côté et que le regret lui vint de sa conduite trop brusque.

Il revint vers l’étable et tapant amicalement sur l’épaule du vieux, qui lui aussi recouvra son humeur, il lui dit :

— Je suis arrivé tard hier soir. Je m’endormais.