Page:Paquin - Le mirage, 1930.djvu/15

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
13
LE MIRAGE

sorte de vertige le saisit quand les yeux profonds se posèrent sur les siens… Il baissa la vue.

— Un coup à droite ! cria Jules. Nous donnons sur une roche.

Une manœuvre rapide, et la roche, presque à fleur d’eau, se trouva côtoyée.

La rivière se dessinait maintenant entre les sapins et les cyprès. Le paysage changeait. La sauvagerie l’imprégnait. Des bêtes le hantaient qui ne vivent que dans les domaines silencieux qui leur appartiennent et que trouble seul à l’époque de la chasse, le tir des nemrods. Des pistes d’orignal çà et là, descendaient à la rivière.

L’on se sentait loin de tout ce qui rappelle la civilisation factice du progrès moderne malgré l’agglomération toute proche des pantins qu’elle conduit en esclaves, malgré le luxe et le confort qu’elle a développés mais qui détruisent par les désirs qu’ils engendrent la volupté des appétits qu’ils satisfont.

Le frisselis seul de l’eau déplacée dérangeait le silence. Il empoignait malgré soi par son étendue et sa puissance. On en percevait une impression d’immensité.

Dans ce décor, la prestigieuse personnalité de la jeune fille diminuait. Il la sentait fragile et il réalisait combien, malgré son élégance, cette femme, comme toutes les autres d’ailleurs, était peu de chose dans la création, surtout dépouillée de l’auréole dont les hommes parent les filles d’Ève…

Ils avançaient toujours. Le bruit de la cascade arrivait jusqu’à eux : murmure, grondement, rugissement, à mesure qu’ils en approchaient. Bientôt ils aperçurent la masse d’eau se précipiter d’une hauteur de trente pieds, déchirant sur les rochers, son vêtement blanc d’écume.

Les jeunes gens accostèrent, et après avoir glissé la pince du canot sur la berge, ils gravirent le sentier qui grimpait entre les racines, jusqu’au point culminant de la chute. Les abords, en cet endroit, formaient une sorte de plateau désert. Le vent violent qui, presque toujours, y souffle en sifflant de rage, a empêché les arbres d’y croître.

De là, la vue domine. En avant de soi, le lac aux Grenouilles, ses pointes, ses bases son hôtel minuscule dans le loin, puis la route, petit fil gris entre les arbres tenus, et plus loin encore, les montagnes, vertes, mauves, violettes et noires selon leur recul.

Derrière soi, d’autres montagnes abruptes, tourmentées, où le roc nu fait comme de grandes cicatrices brunes. La première est à un mille à peine. Elle se dresse à pic, menaçante.

Devant ce panorama grandiose que la nature rude se plaisait d’étaler devant eux, une émotion envahit Fabien. Sa poitrine se dilata et il respira à pleins poumons l’air humide des buées de la chute.

— Comme c’est beau !

Il ne put trouver rien d’autre chose à dire que cette phrase banale et simple mais qui se pressait d’elle-même sur ses lèvres, chassant les autres.

— Vous aimez la nature, demanda Lucille.

— Je l’adore, et vous ?

— Moi ! Pas du tout… Le plus beau paysage ? Le coin de la rue, de la rue Ste-Catherine et Peel… l’ouest de la ville le soir à la sortie des théâtres… une salle de bal éclairée à profusion…

À mesure qu’elle parlait, Fabien songeait à part lui combien différents ils étaient. Elle lui parut une vandale acharnée à détruire à coups répétés une statue magnifique, et cette statue, c’était elle-même.

Comme une mèche de cheveux sortie de la coiffure folâtrait sur son front, elle la rangea sous le bandeau de soie.

Il trouva en la circonstance le geste futile. Mais le soir, dans l’atmosphère de l’hôtel saturée de luxe, Lucille reprit sa place sur le piédestal d’où elle était tombée. Elle redevint la déesse. Sous l’éclat des lumières, sa beauté savoureusement étudiée ressortait davantage. Elle avait changé de toilette pour le souper : une toilette sobre, élégante qui laissait deviner les lignes pures de son corps svelte. Et puis, elle avait un port superbe ; sa démarche harmonieuse et rythmée ensorcelait et sa voix, sa voix bien posée de mezzo avait des inflexions, quand elle voulait, grisantes et affolantes comme la caresse de deux bras soyeux… Tout cela influençait Fabien et le tenait sous le charme, comme envoûté.

La créature artificielle qu’elle était, trouvait dans ce milieu artificiel, le cadre vrai de sa beauté. Elle ne craignait plus la comparaison.

Et puis… ce fut le bal, le soir…

À ce souvenir des airs de valses chantaient dans ses oreilles et l’obsédaient et les parfums, la musique, les toilettes, la lumière, projetaient encore leur éblouissement de la veille, en agissant sur ses nerfs.

Et puis, plus tard, quand l’animation battait son plein, le prétexte d’un peu de fraîcheur à respirer pour amener le tête à tête sous les arbres ombreux, pendant que la lune folle, s’accroche dans les branches.

Et ce fut la causerie sur la véranda, face au lac, dans l’intimité sentimentale que crée une journée en commun et qu’avive la séparation prochaine.

Comme ceux de son âge, Fabien entendit dans sa tête des vers qui chantaient, les vers qu’on n’écrit pas, qu’on ne récite pas, que l’on garde pour soi seul, jalousement.

Il s’abandonna à faire part de ses rêves d’avenir, de ses ambitions.

À vingt ans y a-t-il une destinée qui puisse être supérieure à la sienne propre !

… Et voici qu’une phrase lui revient à la mémoire. Cette phrase lui pénètre dans le cerveau ; elle vrille, elle fait sa trouée, elle s’impose, elle commande.

« Un homme comme vous, avec votre talent, ne doit pas s’enfermer dans un petit village. Vous n’en avez pas le droit ». Les mots étaient si remplis de tentations, si insinuants qu’il avait résolu de suivre ce conseil.

Décidément, elle avait raison. Un homme comme lui était fait pour les sommets.

En lui le glas sonna de sa vocation d’habitant, un glas qui pleurait l’adieu à la terre.

La richesse, les honneurs, la gloire, ces trois