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LE MIRAGE

qu’il pensait, en supputant déjà, pour l’année qui vient, le rendement de cette pièce. Quand il battait dans la tasserie, au milieu du bruit infernal du moteur, et de la poussière d’or du grain, c’est encore à elle qu’il songeait, en se félicitant de l’excellence de sa récolte.

Et aujourd’hui qu’il se dirigeait vers le moulin de pierre, son souvenir pieusement conservé, lui envahissait le cœur, parce qu’il se rapprochait de chez elle, qu’il aurait de ses nouvelles, que peut-être il la verrait.

***

Le moulin de pierre est situé dans une dépression de terrain, au bord de la Rivière aux Renards, le long d’un chemin de raccourci qui conduit au rang iii.

C’est une vieille bâtisse de pierre, comme son nom l’indique, construite, il y a quelque cent ans. Elle comprenait autrefois, avec le moulin, un corps de logis. Depuis, le logement est abandonné et sert de remise au meunier.

Le barrage primitif en bois, a fait place à une chaussée de béton, élevée il y a trois ans par Firmin. En arrière, du côté nord, à l’endroit où se trouvait jadis le jardin, il y a un verger avec une dizaine de pommiers, une couple de cerisiers de France, des pruniers, et un poirier très vieux, mais que le propriétaire actuel entretient jalousement, ses fruits étant les plus beaux de plusieurs lieues à la ronde.

À part cela, il n’y a rien de changé du temps où le moulin était encore propriété seigneuriale. La porte d’entrée est surmontée d’une niche où trône une vierge rustique, taillée au couteau dans le bois.

Dans les périodes d’ouvrage, quand le travail presse, Firmin se tient jour et nuit sur les lieux. Il laisse fonctionnez les moulanges tant que l’eau le permet, aussitôt qu’elle baisse, il ferme les pelles, et si c’est la nuit s’étend sur la pile de sacs où il dort un somme. Il a l’oreille sensible. Le bruit l’avertit que la chaussée est remplie. De nouveau, les pelles s’ouvrent, les moulanges se mettent en mouvement et le blé, l’avoine ou l’orge, triturés et broyés sous les lourdes pierres rondes se convertissent en farine, en son ou en moulée.

Par bonheur quand Hubert s’y présenta, il n’y avait personne. Il put décharger ses sacs tout de suite à l’intérieur. L’eau manquait. Il s’attarda avec Firmin, à causer, à fumer à s’informer des nouvelles.

— Chez-vous, comment ça va ?

— Bien mal, Hubert. La mère s’en va. On s’attend de la voir partir d’une minute à l’autre.

— Toujours son même mal ?

— Toujours.

— Ça va être triste pour vous autres.

— Depuis si longtemps qu’elle est malade, qu’on est fait à l’idée de la voir partir. Elle a tellement souffert ces jours derniers que ça va être un soulagement si elle meurt.

— Qui c’est qui va tenir votre maison ?

— Suzanne avec Marie-Ange pour y aider. Elle est habituée la pauvre petite fille. Depuis un an que c’est elle qui fait tout à la maison.

Les gens de la campagne ne s’absorbent jamais bien longtemps sur les sujets de deuil. La mort chez eux est une chose ordinaire, un événement comme un autre. Comme elle est inévitable, ils en prennent leur parti avec fatalisme. Peut-être ont-ils le vrai sens de la mort qui est une délivrance, le but ultime de notre passage sur la planète et le commencement de la vraie vie. En bien des endroits, les funérailles sont suivies d’un grand dîner, d’un fricot où l’on ne fait pas scrupule de rire.

Inévitablement, les conversations retombent au terre à terre des occupations quotidiennes.

— Chez vous, comment ça marche.

— Ma récolte a été plus forte que jamais, j’ai pas de place pour tout mettre. Je vas t’occuper un bon bout de temps à moudre. Et toi ?

— Je travaille jour et nuit depuis quinze jours. J’ai pas à me plaindre. C’est un bon automne.

— Et le père Picard, votre voisin. Il s’arrange bien depuis que son garçon est parti ?

— Comme ça. Il a pris de l’aide. Ernest s’en va bétôt sur sa terre de Jeanville et le bonhomme est pas capable de venir à bout de sa besogne tout seul. Y a un homme à l’année.

— Avez-vous des nouvelles de Fabien !

— Un peu par Suzanne. Il y a écrit qu’il aimait bien ça, Montréal. C’est une autre vie que par ici. C’est plus à la mode. Un bruit de grelot annonça une pratique. Hubert fit place au nouvel arrivant.

— Je reviendrai la semaine prochaine avec une autre charge. Peux-tu me passer celle-là, ces jours-ci ?

— J’pense ben si je manque pas d’eau.

— Ton père est chez vous ? J’vas arrêter en passant prendre des nouvelles de ta mère.

Il ne lui dit pas que c’était surtout pour voir Suzanne qu’il arrêterait.

La demeure des Picard n’est située qu’à une dizaine d’arpents du moulin.

Quand Hubert fit enfiler ses chevaux dans la cour, il aperçut une autre voiture qu’il reconnut comme celle du docteur.

Il entra, salua la compagnie, et alla serrer la main du père Cyrille.

— J’ai appris cela au moulin tantôt. Alors, je suis arrêté en passant.

— Je vous remercie ben de votre visite. Monsieur Hubert, j’pense pas qu’a passe la nuit. Le prêtre est avec elle.

Il n’y avait dans la cuisine que le père et ses deux fils. Ils étaient abattus, moins qu’on aurait pu croire cependant. Leur figure gardaient plutôt la trace de la fatigue. Depuis trois nuits qu’ils ne dormaient pas ou presque.

Le docteur Vincent sortit de la salle à manger qui donnait sur la chambre. En apercevant le visiteur il alla vers lui. Il était jadis grand ami de son père, dont il avait le même âge.

— Bonjour Hubert. On ne te voit pas souvent au village. Il n’y a rien que le malheur pour t’y attirer, fit-il, en plaisantant.

— J’ai eu tellement d’ouvrage, docteur. À part cela, vous savez que je ne suis pas sorteux. Le médecin qui pénètre chaque jour dans des familles où le malheur s’abat, qui assiste à la naissance comme à la mort, devient de par sa pro-